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16 février 2022

Venise, moi aussi qui suis parti un jour, j'ai si peur de te perdre...

« Venise, peut-être ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j’en parle. Ou peut-être, parlant d’autres villes, l’ai-je déjà perdue peu à peu. » 

Ainsi s'exprimait en 1972 Italo Calvino dans les Les villes imaginaires, que je citais en février 2019, il y a deux ans déjà, juste avant mon départ de Venise. Juste avant la grande panique qui a bousculé notre existence et ébranla nos certitudes, suffoqua le bon sens et confisca bien des libertés.Calvino savait de quoi il parlait et ses mots n'étaient pas seulement ceux d'un poète. Deux ans plus tard, l'essence du billet que je publiais ce 6 février 2019 avant que bien des choses ne basculent, demeure d'actualité. Je ne résiste pas à republier la citation prise dans l'ouvrage de mon ami Francesco dont j'ai à mon tour trahi l'amitié comme j'ai trahi Venise, quelques années après l'été dont il parle dans son livre, en ne restant pas, en partant à mon tour pour d'autres horizons. Sans savoir pourquoi cette fuite, cet abandon... Ces lignes sont d'une vérité cruelle mais leur auteur n'est pas désabusé. Son attachement, l'amour qu'il porte à la ville de sa jeunesse, tout cela demeure intact mais, comme il le dit si justement, Venise ne lui appartient plus...

« [...] Trahi. Maintenant. Par elle, par les Murray. Comme par quiconque vient ici à Venise puis repart. Comme par quiconque reste ici une semaine, deux semaines, un mois ou six ou un an. Et puis s’en va, retourne à la maison. Chez lui. Trahit Venise, me trahit. Oui, me trahit parce qu’il m’abandonne comme on abandonne un amoureux qui finit par se trouver invivable parce que sale, parce qu’ennuyeux, parce que dépassé. Un amoureux sans colonne vertébrale parce que prêt – et il le fait à chaque fois, toujours et en tout état de cause – à accueillir avec un sourire aimable chaque retour. Si retour il y a. Il l’espère. Parfois en vain, d’autres fois le débarquement advient à coup sûr. Pour souffrir ensuite encore plus parce que la séparation se répétera encore et encore. Et il le sait. « Mais quand reviens-tu ? » : j’en ai assez de m’entendre répondre « Bientôt ». Parce que « bientôt », c’est quand ? Bientôt ne se mesure pas dans le temps, dans mon temps, sur ma montre. [...]
J’en ai assez d’être cet amoureux parce que je veux, moi, une fois pour toutes abandonner Venise, l’abandonner comme si c’était les Caterina, comme si c’était les Alessandra, comme si c’était les Adriana de mon frère. M’en aller pour revenir parfois, certes, en sachant bien que je ne lui appartiens plus. M’en aller pour ne pas me sentir comme une barque qui coule dans le port avant d’être sortie une seule fois en haute mer. Et je pleure là, comme un imbécile, devant les Murray qui ne comprennent pas. Qui n’ont strictement rien à y voir, en plus, et qui se regardent embarrassés et qui ne savent que faire : demi-tour, ou me pousser de côté pour pouvoir passer la porte et monter chez ma mère. L’angoisse et la nostalgie qui m’avaient saisi après la fête chez Michiko, l’angoisse du silence, la nostalgie après les bilans estivaux culminent dans ces pleurs. Ceux de la séparation. De l’adieu. Qu’après ça on se dise « au revoir », n’a aucune importance. Je m’écarte et laisse passer les Murray. Moi aussi je partirai. Pas demain : demain commence l’année scolaire.[...] »

Francesco rapazzini, Un été vénitien, 2018

30 novembre 2016




"Il ne s'est jamais présenté à mon esprit la plus légère contradiction entre la vie de l'âme et celle des sens"
Henry de Montherlant 
(Earinus, Troisième Olympique, 1929)

21 novembre 2016

Venise hier et Venise aujourd'hui : combien les choses ont changé !


Si Ambroise Tardieu, archéologue et généalogiste, qui fit de son long séjour à Venise un récit parue dans la revue de Lyon en 1884, puis dans un ouvrage regroupant le récit de tous ses voyages en Italie et Afrique, pourrait dire encore aujourd'hui que "A Venise la belle société parle français" et que "Les artistes, les hommes de lettres, les savants sont recherchés, fêtés." 

Il ne reconnaitrait plus rien de la ville qu'il a fréquenté et aimé durant sa vie vénitienne ; "tout est d'un bon marché sans égal. A Venise, la vie coûte moitié comme en France"...
  
Enthousiaste, il semble n'avoir pas connu la venise aux remugles nauséabonds qui incommodèrent tant Thomas Mann et son professeur Ashenbach : "On se figure généralement que l'air de Venise est malsain ; qu'il doit y avoir une atmosphère humide  aux personnes atteintes de phtisie ; on le recommande spécialement aux anémiques ; à ces derniers, le calme de la ville convient à merveille car on n'entend aucun bruit de voiture". Que dirait-il aujourd'hui du bruit des moteurs de bateau qui pétaradent sur le grand canal ?

"On ne rencontre aucun chien dans les rues de Venise. Cela tient, dit-on, à la taxe élevée qui leur est appliquée." je me suis pris à rêver en lisant cela, que remettre une taxe et revenir à l'obligation de la muselière comme il y a encore trente ans pourrait faire cesser cette invasion. Surtout quand peu à peu le chat, animal souverain à Venise, grand allié de sa salubrité, disparait des rues de la Sérénissime.

23 février 2013

Les canaux de Venise...


"Les canaux de Venise sont noirs comme l'encre; c'est l'encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrès, de Proust; y tremper sa plume est plus qu'un devoir de français, un devoir tout court."   
Paul Morand

14 juin 2012

A Venise, l'infini prend peu de place... Adieu Hector Bianciotti !

 
Il venait d'Amérique du Sud, sa famille était originaire d'Italie, il était devenu l'un des écrivains français les plus importants de son temps, reconnu et couronné par ses pairs. L'académicien Hector Bianciotti vient de s'éteindre à l'âge de 82 ans, après des mois d'une terrible souffrance, peut-être la pire pour un auteur, quand il ne trouve plus les mots et en perd le sens même. Après avoir écrit en espagnol, après s'être intéressé à la littérature italienne qu'il fit traduire le plus souvent possible quand il était éditeur chez Gallimard, Bianciotti s'exprima en français. cela donna des ouvrages magnifiques, comme Sans la miséricorde du Christ qui lui valut en 1985, le prix Fémina en suivi par le prix de l'Académie Française, Le Traité des saisons, ou encore l'émouvant Seules les larmes seront comptées.

Le dernier texte que j'ai lu de lui, Le pas si lent de l'amour, m'avait remué. L'écrivain s'y montrait convaincu de n'avoir pas d'autre issue à sa vie que de "se perdre pour toujours" : 
"La vie est trop dissipée pour le pas si lent de l'amour ; il se fait tard ; et je n'ai pas d'Ithaque."   
Il avait compris que Venise, où l'infini prend si peu de place, pouvait être conçue comme un mythe et que si on a le bonheur de pouvoir s'y fondre réellement un jour - privilège somme toute assez rare - on y était enfin chez soi. 

22 mai 2012

La phrase du jour

La basilique Saint-Marc et la Piazzetta photographiées en 1854
"Venise ! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus que celui-là ? Il est joli, d'ailleurs, sonore et doux: il évoque d'un coup dans l'esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et tout un horizon de songes enchanteurs."
Guy de Maupassant 

09 mai 2012

On ne peut devenir qu'autant qu'on soit déjà

9 mai 2012 
C'est Novalis qui écrivait cela. Profitant d'un beau soleil, je relisais assis sur l'herbe des poèmes de Rainer Maria Rilke. Leur beauté m'a renvoyé, par un de ces mystères de la pensée, vers Louis Émié, cet auteur bordelais peu connu encore, mais qui est l'un des plus grands poètes de notre époque.

Dans Le Mémorial, son journal, édité en 2000, j'avais trouvé le texte suivant qui date de 1941 je crois, quand la France était occupée. Il m'avait paru alors tellement en adéquation avec ma vie. Plus de dix ans après, ces lignes restent tout aussi fortes. 

"Est-ce un bonheur ou un malheur que de savoir qu'il y a des choses que l'on ne pourra jamais faire, qu'on demeure toujours limité à soi-même malgré tous les efforts que l'on accumule pour se dépasser ? 

"Il y a des livres que je ne lirai jamais, des villes que je ne connaîtrai jamais. J'en éprouve par instant un regret aussi douloureux qu'un soudaine brûlure. Et puis, je jette un coup d’œil sur moi-même, sur mon passé et mon présent. Je reprends ainsi conscience du peu que j'ai réussi à être - et, alors, je me résigne. 

"Naguère, la résignation me paraissait la plus lâche, la plus méprisable des solutions. En ce temps-là, il y avait en moi des sursauts, des révoltes. Tout cela est mort, maintenant. Au courant de la vie, quelque chose de nous s'émousse, s'évanouit peu à peu. J'ai cessé d'être un révolté ; j'accepte les évènements et je m'accepte tel qu'ils me font. Philosophie assez rudimentaire, prudente et facile, sans aucun doute ; mais du moins, m'évite-t-elle de tomber dans le pêché d'orgueil et me permet-elle de connaître mes véritables limites, au-delà desquelles je ne puis sans danger m'aventurer." 


..Un jour de mai tout pareil à aujourd'hui, j'allais avec un ami sur les eaux de la lagune, en direction de Pellestrina. Le ciel était d'un bleu très doux, l'air plein de senteurs nouvelles. Il n'y avait pas de vent et l'eau sur laquelle notre barque glissait semblait faite d'une soie précieuse, d'un joli vert aux reflets mordorés. Tout était douceur et silence. Nous avancions comme dans une prière. Cette plénitude qui nous prenait tout entier, je ne saurai l'exprimer. Nous étions à la fois joyeux et inquiets. Portés par l'effort qu'il faut donner sans cesse pour avancer, amplifier le rythme et se caler dans cette profonde harmonie qui unit vite les rameurs et leur donne une sensation de sereine plénitude. J'avais la sensation qu'un moment comme celui-là était une bénédiction et qu'il fallait en absorber chaque bribe. Savourer l'instant où fondus dans un même effort, nos deux êtres s'unissaient dans la même ferveur, lançant à l'unisson une même louange au Créateur pour toutes ces merveilles. 

,,L'impossibilité au retour d'expliquer aux autres cette expérience, fit éclater cette triste vérité : je ne pouvais pas, je ne pourrai jamais, donner en partage cette émotion, cette joie profonde que j'assimilais naturellement à Dieu. Le texte de Louis Émié résume bien cette incapacité. C'est peut-être pour cela que, depuis toujours, j'écris sans cesse...

Louis Émié Mémorial 
Préface de Pierrette Sartin 
Présentation et appareil critique de Francesco Maria Mottola 
Éditions Opales 


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3 commentaires

01 mai 2012

Premier matin de mai


"Quelle ville pour les marins ! Tout flotte, et rien ne roule. Un silence divin. l'odeur de la marine, partout. Même ignoble, aux carrefours de l'ordure croupie, des choux pourris, des épluchures et de la vase, l'odeur salée se retrouve encore ; et toujours monte la douceur sucrée du filin et l'arôme guerrier du goudron, cet Othello des parfums. C'est un bonheur d'aller grand'erre sur les eaux dociles : le charme de Venise contente tout caprice. Et moins l'on sait où l'on est, moins l'on sait où l'on va, plus l'issue a de grâce, le plaisir s'y parant de la surprise. Il n'est canal qui ne mène à la lumière." 
André Suarès  

21 avril 2012

COUPS DE CŒUR (HORS SERIE 27) : Connaissez-vous André Hambourg ?


Ils sont nombreux les peintres que la lumière de Venise a su captiver. André Hambourg est de ceux-là. Né et mort avec le siècle (il naquit en 1909 et s'est éteint en 1999), ancien élève des Beaux-Arts de Paris, il fut peintre officiel de la Marine et correspondant de guerre. Il vécut à Honfleur, connu pour la beauté de sa lumière si changeante qui attira tant de peintres. Son expérience professionnelle l'amena à publier plusieurs ouvrages consacrés à son vécu à la fin de la guerre. Il fut l'un des premiers français à pénétrer dans le fameux nid d'aigle de Hitler à Berchtesgaden en 1947. 
A la peinture et à l'écriture, s'ajoutaient des talents d'illustrateur et de graveur. Je l'ai découvert dans les années 80 en farfouillant dans la bibliothèque de mes parents. Ils possédaient une édition de l'Altana ou la Vie Vénitienne d'Henri de Régnier (Éditions Rombaldi, 1959) magnifiquement illustrée par André Hambourg. Quelques années plus tard, une exposition à Granville m'a permis de me rendre compte de visu combien sa palette était riche de poésie et de profondeur. 
Certains le rangent avec une certaine condescendance dans la catégorie des peintres mineurs qui n'ont pas révolutionné la peinture et quand bien même. Ses tableaux sont pleins de charme, joyeux, ensoleillés. Il émane de sa vision picturale de Venise une grande sensibilité. Dans ses premiers séjours au tout début des années 60, il a pu s'immerger dans une Venise pleine de vie qui renaissait, se relevant, comme tout le reste de l'Europe, des rigueurs de la guerre. Il y avait peu de touristes encore, et beaucoup de vénitiens, jeunes et vifs. Toute cette atmosphère se retrouve dans ses peintures.
Ses héritiers ont édité récemment un catalogue raisonné de son œuvre. Je ne l'ai pas encore feuilleté (voir le lien ICI). Je me demande si cet homme au sens de l'observation tellement aiguisé (l'expérience de ses années de correspondant de guerre et de peintre de la Royale) l'avaient amené à dessiner des croquis de ce qu'il voyait avant que d'en faire la traduction sur ses toiles. Les lecteurs de TraMeZziniMag connaissent mon goût pour les carnets d'artiste, les croquis au fil du crayon ou de la plume, toujours très vifs, très purs et authentiques. C'est une question que je souhaiterai poser à ceux qui connaissent bien son travail. Le site qui lui est consacré parle d'un carnet vénitien justement. 
Venise l'avait tellement impressionné, qu'il fut comme figé par sa beauté : "J'ai voulu travailler immédiatement, mais je n'y suis pas parvenu. C'était comme si je m'étais trouvé devant une femme trop belle, trop désirée et qui se serait refusée. J'étais paralysé. J'ai laissé tomber mes bras et mes pinceaux..."
Mon ami Antoine, dans sa dernière lettre avait choisi d'illustrer un poème de Jean de la Ville de Mirmont (écrit en 1910 et extrait de "Retours", paru dans l'Horizon Chimérique), par une vue du Bacino di San Marco, intitulée "Printemps à Venise". Une foule d'embarcations occupent le premier plan, avec au fond, nimbé d'une brume estivale, la basilique de San Giorgio. Ceux qui connaissent Venise retrouveront toute l’atmosphère d'un jour d'été. Ils seront aussi d'accord avec moi quand je dis qu'il y a une parenté avec le travail vénitien d'Albert Marquet.
" Mais que m'importe la tristesse des retours 
Et l'éternelle ressemblance de mes jours ! 
Ce que je cherche et ce que j'attends n'est pas en eux 
Ni dans tout ce que l'on voit et puis que l'on oublie. 
Le bonheur désiré sera si lumineux Que le reste paraîtra l'ombre de ma vie."

11 mars 2012

La phrase du jour


"Les hommes voient surgir ce que parfois ils admirent et que, le plus souvent, ils redoutent ou qui est leur secret remords : une liberté. Et ce qui est pire, une liberté sans alibi. Une liberté sans doctrine. Une liberté qui n’a même pas besoin de raisonnement, de justification, de revendication. Une liberté nue, une liberté débraillée. Une liberté insolente."
Félicien Marceau

14 février 2012

LA PHRASE DU JOUR : Reflets

"Il y a deux Venise, celle des pierres et celle des reflets."
- Jean Cocteau -


© 2008 - BluOscar - Tous Droits Réservés.

14 juin 2011

Venise en juin avec Henry James


© Stefano Neno - Tous droits réservés

[...] Pour ce qui est de venir à Venise, si vous le pouvez, je n'ai qu'une seule réponse, enthousiaste : oui, mille fois oui. Ce serait pour moi, dans certaines circonstances (si j'étais libre, et ma vie, sur cent autres points, différente) la solution de tous mes problèmes et la consolation de mes jours déclinants. Jamais la ville entière ne m'a semblé plus délicieuse, plus chère, plus divine. elle laisse tout le reste loin derrière. Je voudrais pouvoir rêver de venir m'y mettre dans mes meubles [...], près de vous. Je caresserais cette idée avec un attendrissement bouleversé. Que vous êtes heureuse de pouvoire envisager un tel bonheur !..."
Henry James, 
Lettre à Laura Wagnière-Huttington, 
23 juin 1907

10 mai 2011

François Mitterrand le vénitien, par Jean d'Ormesson

Le jour de la passation des pouvoirs entre le président Mitterrand et Jacques Chirac, et en dépit d'un emploi du temps chargé, Jean d'Ormesson fut invité, tôt le matin, par le président sortant. Pendant deux heures les deux hommes bavardèrent. Quelques mois plus tard, après la mort du président, l'académicien, qui partageait avec lui le même amour pour la littérature et pour Venise, a écrit pour l'Express un article où il décrit l'amoureux de Venise. Tramezzinimag avait cité naguère l'entretien d'Ida Barbarigo avec Mazarine Pingeot expliquant cette relation intime du chef de l’État avec la Sérénissime (lien en cliquant ICI).

«L'épithète homérique et italienne accolée le plus souvent - depuis François Mauriac - au nom de François Mitterrand est celle de «florentin». Il y a, dans l'opération, une connotation péjorative, et presque une intention de nuire: on voit des dagues, du poison, des conspirations en pagaille et de la trahison dans l'air. Rappelons, pour tenter de garder un peu d'objectivité et serrer en même temps la réalité de plus près, qu'il y a une autre ville d'art en Italie à laquelle Mitterrand n'a jamais cessé de témoigner son admiration et son attachement. Ce n'est pas Florence; c'est Venise. 
 
François Mitterrand se rendait régulièrement à Venise. On le voit, sur des photos, accompagné de quelques amis, à bord d'un «motoscafo» ou en train de se promener sur la Riva degli Schiavoni ou sur les Zattere. Des rumeurs ont longtemps assuré que le président avait acheté une maison à Venise. On allait jusqu'à la montrer aux passants, ébaubis. Je ne sais pas du tout, pour ma part, ce qu'il y a de vrai dans ces bruits. On raconte que, lassée sans doute par les rumeurs, la propriétaire actuelle de cette maison aurait fait imprimer une carte de vœux de Noël. Avec trois volets: sur le premier, Mitterrand contemple la maison; sur le deuxième, Mitterrand et la propriétaire sont ensemble devant la maison; sur le troisième, Mitterrand s'éloigne et la propriétaire rentre seule chez elle. 

Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'il a longtemps habité, entre le campiello San Vio et le pont de l'Accademia, un palais du XVIIe siècle qui donne à la fois sur un jardin et sur le Grand Canal: le palais Balbi-Valier. Et que plusieurs trattorias ont eu l'honneur de recevoir à déjeuner ou à dîner le premier des Français. J'ai souvent pris des repas dans une trattoria de la Giudecca qui s'appelle Altanella et dont la terrasse s'ouvre sur un de ces canaux qui débouchent à deux pas de la belle église du Redentore, édifiée par Palladio, en 1577-1580, juste après San Giorgio Maggiore, juste avant le théâtre olympique de Vicence: François Mitterrand était un habitué de cet endroit très simple, très calme et très délicieux. 

Pour Noël 1994, dans la plus grande discrétion, entouré d'êtres qu'il aimait - et aussi de trois gardes du corps qui l'aidaient parfois à franchir quelques marches ou à enjamber un obstacle - le président est revenu une fois encore à Venise. La presse a évoqué une retraite tenue secrète. C'était à la Sérénissime qu'il avait tenu à rendre une dernière visite. Hanté par la mort, tenté par un mysticisme qui perçait jusqu'à travers ses discours officiels, il a retrouvé la ville du plaisir et du déclin. 

Il s'était installé, une fois de plus, dans ce palais qui jouxte San Vio, entre le pont de l'Accademia et la pointe de la Salute et de la Douane de mer. De temps à autre, il poussait jusqu'aux Zattere et prenait un repas au restaurant Riviera, en face de la Giudecca, un des meilleurs de Venise. Mais, moins disposé à de longues marches, il s'installait surtout plus près, à deux pas de San Vio, à côté de la boutique d'un encadreur, le long d'un canal qui mène jusqu'aux Zattere, dans une trattoria populaire et très simple, le Cantinone storico. 

On voit bien ce qui pouvait attirer François Mitterrand à Venise. Il aimait la beauté, la littérature, les femmes. Plus que Rome, reine majestueuse et altière, plus encore que Florence, princesse écrasée sous les ors et la prospérité, Venise est une ville-femme. On pourrait dire: une ville-femme-femme. Le Grand Canal est son écharpe. Les ponts sans nombre sont ses bracelets. Et les églises, les palais, les puits sur les petites places, les maisons ocre ou rouges sont les bijoux dont elle se pare. 

Aucune ville au monde n'est plus littéraire que Venise. Pour un admirateur du romantisme, de Chateaubriand, qui mêle Venise à ses amours passionnées pour Nathalie de Noailles et pour Juliette Récamier, dont il écrit le nom sur le sable du Lido, de Musset, 

Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge,
Pas un pêcheur dans l'eau,
Pas un falot...
Mais qui, dans l'Italie,
N'a son grain de folie ?
Qui ne garde aux amours
Ses plus beaux jours ?...
Comptons plutôt, ma belle,
Sur ta bouche rebelle
Tant de baisers donnés
- ou pardonnés!
Comptons, comptons tes charmes,
Comptons les douces larmes
Qu'à nos yeux a coûtées
La volupté ! 
 
et de Barrès: « Avec ses palais d'Orient, ses vastes décors lumineux, ses ruelles, ses places, ses traghets qui surprennent, avec ses poteaux d'amarre, ses dômes, ses mâts tendus vers les cieux, avec ses navires aux quais, Venise chante à l'Adriatique, qui la baigne d'un flot débile, son éternel opéra », Venise est incomparable. 

Grand amateur d'histoire, connaisseur averti de la littérature, François Mitterrand, quand il passait de la statue de Goldoni, au pied du Rialto, à la statue du Colleoni, devant San Giovanni e San Paolo, ou de la Madonna dell'Orto et de la maison du Tintoret à l'Arsenal, gardé par ses quatre lions de pierre, pouvait s'imaginer qu'il n'était plus entouré de Jack Lang, de Michel Charasse ni de Patrice Pelat, mais de Casanova, de Byron, de Thomas Mann et de Visconti. J'imagine assez bien Mitterrand en train de rêver devant la plaque de marbre apposée sur le beau palais Dario (dont on raconte qu'il porte malheur, mais Woody Allen envisage de l'habiter) pour célébrer la mémoire d'Henri de Régnier, qui y vécut et y écrivit à la vénitienne: « In questa casa antica dei Dario visse et scrisse venezianamente Henri de Régnier, poeta di Francia. » 

J'imagine surtout - je n'imagine pas, je le sais - que le président se promenait longuement et de jour et de nuit le long des canaux de Venise. Venise est une ville qui entraîne. Mitterrand se laisse entraîner. Florence est une ville immobile. On s'arrête longuement devant les portes du baptistère ciselées dans le bronze par Ghiberti ou devant Or San Michele ou devant la « Bataille de San Romano », où Uccello a peint quelques-unes des plus belles croupes de cheval de l'histoire de la peinture. 

A Venise, chacun court le long du Grand Canal. On se précipite du Ghetto Vecchio à l'isola di San Pietro et des Gesuiti aux Gesuati. Ce n'est pas François Mitterrand qui aurait confondu, comme tant d'autres, les Gesuati, sur les Zattere, avec les incroyables draperies en marbre vert et blanc de l'église baroque des Gesuiti. 

Il ne rêvait pas seulement à toutes ces splendeurs de l'art entassées à Venise. Venise est une leçon de beauté. C'est aussi une leçon de politique. De la grandeur, des triomphes, des échecs, et de la cruauté. Quels talents, quelle énergie, quelle patience avaient dû déployer ces gens venus se réfugier dans des marais hostiles - et sur des bords un peu plus élevés, dits Riva alta, d'où Rialto - avant de régner sans partage, plutôt par l'intelligence que par la force brutale, sur une bonne partie de la Méditerranée! Tous les matins, surtout vers la fin, n'étaient pas triomphants: Bragadin, le défenseur héroïque et malheureux de Famagouste, avait été écorché vif par les Turcs, qui avaient promené par la ville sa peau bourrée de paille. Et Othello, et Casanova, et Marco Polo, et l'autre président, le bon vieux président de Brosses, qui détestait Saint-Marc! Seul le pavement de mosaïque trouvait grâce à ses yeux: il était si bien jointé qu'on pouvait y jouer à la toupie. Venise est une machine à susciter des rêves de beauté, de pouvoir et de mort. 

Je suis prêt à parier que ce qui amusait Mitterrand et l'attristait en même temps - mais à quoi bon lutter contre une histoire qu'il vaut mieux accompagner qu'essayer en vain de contrer? - ce qui l'intéressait, en tout cas, c'est qu'il savait l'année, le mois, le jour où le déclin de Venise était devenu inéluctable: le 12 octobre 1492, Christophe Colomb découvrait l'Amérique. Lentement, mais fermement, l'océan Atlantique poussait la Méditerranée hors de la scène de l'Histoire. Le monde basculait. Ce n'était pas la première fois. Ce ne serait pas la dernière. Le tour viendrait du Pacifique. L'Histoire ne reste jamais immobile. 

J'aurais aimé me promener à Venise avec François Mitterrand. Nous aurions parlé de cette république aristocratique, de cette démocratie élitiste, si pleine de contradictions, qui a inventé l'impôt sur le revenu, qui a élevé le masque à la hauteur d'une institution, où les lions ont des ailes et où les pigeons marchent à pied. Nous aurions évoqué tant de beauté, tant de crimes, tant de pouvoir, tant de génie. Nous aurions parlé de la politique, de l'argent, de «La Tempête», de Giorgione, et du petit chien blanc aux pieds de saint Augustin dans le tableau de Carpaccio à San Giorgio degli Schiavoni. Je lui aurais posé des questions. Sur Venise. Sur la vie, qui lui avait tant donné. Sur les arbres, qu'il aimait tant et qui font défaut à Venise. Sur la mort, qui ne fait défaut à personne. Et sur Dieu, dont les peintres de Venise se sont tant occupés. Mais, quoi ! je ne me suis jamais promené avec Mitterrand à Paris, où nous habitions tous les deux. Pourquoi diable lui serait-il venu à l'esprit de se promener avec moi à Venise ?»

Jean d'Ormesson
© L'Express - 1996

01 juillet 2008

La Phrase du jour


 "Venise est une ville de sensations, et non de concepts, on y vit à fleur de peau, à fleur de nerfs, et c’est pourquoi je l’aime." 
.
Gabriel Matzneff, "l’Archange aux pieds fourchus".

19 février 2008

Hommage à Silvio Ceccato


Se tu mi dai una moneta e io ti do una moneta ognuno di noi ha una moneta. Se tu mi dai un’idea e io ti do un’idea ognuno di noi ha due idee. 
 
«Si tu me donnes une pièce et que je te donne une pièce, chacun de nous a une pièce. Si tu me donnes une idée et que je te donne une idée, nous avons chacun deux idées.»
 
Cette jolie pensée est de Silvio Ceccato, un homme brillant, philosophe, savant spécialiste de l'intelligence artificielle (il est le créateur d'Adamo II, le premier protoype d'intelligence artificielle italien, qui était destiné à reproduire les états mentaux de l'homme). Il était aussi - cela me touche beaucoup - violoncelliste et compositeur émérite, disparu en 1997. Il mettait le bonheur et la félicité au-dessus de tout et tout au long de sa vie, ses recherches et ses écrits n'eurent qu'un sujet  la Joie. Il souhaitait rendre la vie de l'homme plus facile et plus heureuse. Il aimait beaucoup Venise.
 

Silvio Ceccato à gauche, avec Lucio Fontana (assis) et Pino Parini, à Milan, 1964.


 

2 commentaires:

anita a dit…

Depuis que j'ai "déniché" votre blog , il me semble bien que , sans lui , ma vie serait un peu moins riche . C'est comme une rencontre bénéfique : bien sûr on vivait avant elle , mais un peu moins bien ...
Merci

Delphine R2M a dit…

Bonjour Lorenzo,
Cela faisait longtemps que je n'étais pas venue vous rendre visite dans votre Tramezzinimag, me revoilà à nouveau lectrice, et c'est une jolie pensée que celle de Silvio Ceccato m'accueille ce soir, merci!
A bientôt, Tramezzinimag me manquait, et j'ai pris mes billets pour Venise...

19 octobre 2007

L'intérieur vénitien, Liliana Magrini nous guide...

Je viens de retrouver la citation, elle conclut une belle réflexion sur la manière dont on a pu concevoir la topographie de Venise au fil des temps et des besoins : 
"Étrangement, dans ces rues, on n'a jamais le sentiment d'être "dehors" : elles sont elles-mêmes l'intérieur vénitien." (*)
Si vous ne connaissez pas le livre de Liliana Magrini, je vous invite à le découvrir. C'est un pur bijou, un guide amoureux, authentique celui-là, écrit par une vénitienne dans ces années de Dolce vita où on a l'impression que la vie justement douce et apaisée après les sombres années de guerre ne se conçoit pour nous qu'en noir et blanc comme ces films italiens dont je raffole... La dame traduisait des ouvrages pour Gallimard. Elle fut très proche de Camus qui relut son Carnet Vénitien. Elle connut aussi Jean Grenier et Louis Guilloux, le grand poète breton. Elle a  aussi publié la Vestale, un roman paru en 1953,  toujours chez Gallimard, qui connut un certain succès.

Pour illustrer ces propos, ce cliché Afi de ma collection qui montre un instant de pause lors du tournage du film Canal Grande de Andrea Robilant avec Maria Denis (1943). Vous aurez reconnu le ponton du traghetto de S.Tomà à moins qu'il s'agisse de celui de Sta Maria del Giglio. je ne me souviens jamais et quand j'y passe j'oublie toujours de vérifier... Vous imaginez l'âge qu'aurait le chat aujourd’hui...

(*) : Liliana Magrini, Carnet vénitien. Éditions Gallimard, 1956.

15 octobre 2007

Venise la très aimée

Loin, la nostalgie me consume ; près je ne suis pas guéri.
En l'absence et la présence, la nostalgie.
La rencontrer amène ce que je ne pouvais soupçonner :
Guérir la passion crée une autre passion.
Car rebelle et orgueilleuse,
La beauté de celle que je vois s'accroît lors des rencontres,
Et la passion doit se comparer
Au surcroît de la beauté !
Ibn 'Arabi
in-Le chant de l'ardent désir
traduit de l'arabe par Sami-Ali,
Editions Sindbad

29 juin 2007

La Phrase du jour

"Ainsi donc, Dieu soit loué! Venise n'est plus pour moi un simple nom, un vain mot, qui m'a tourmenté souvent, moi, l'ennemi mortel des paroles vides".

Goethe
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07 décembre 2006

Riflessi...


Dans Situations IV, Jean Paul Sartre parle du Tintoret mais aussi de ses impressions vénitiennes. Un exemple :
"L'eau est trop sage; on ne l'entend pas. Pris d'un soupçon, je me penche : le ciel est tombé dedans. Elle ose à peine remuer et ses millions de fronces bercent confusément la maussade Relique qui fulgure par intermittences." 
(1953)
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27 novembre 2006

Venise comme un défi


"A Venise, le silence se voit, c'est le défi taciturne de l'Autre Rive. Brusquement, tout le cortège marin se noie, l'eau est comme les songes, elle n'a pas de suite dans les idées : voilà qu'elle s'aplatit et que je me penche au-dessus d'une grosse touffe de torpeur : on dirait qu'elle jalouse la rigidité cadavérique des palais qui la bordent."

Jean Paul Sartre
"Venise de ma fenêtre" in Situations IV,
1964, Éditions Gallimard