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13 novembre 2023

Coups de Cœur N°59

Sergio Pascolo
Venezia Secolo Ventuno
Visioni e strategie per une rinascimento sostenibile
Anteferma edizioni, 
Venezia.2020
ISBN : 978-8832050509
17€
 
L'ouvrage est sorti il y a trois ans. Il demeure cependant d'actualité et permet aussi de faire connaître aux lecteurs de Tramezzinimag (qui lisent l'italien) la maison d'édition qui l'a publié dont le catalogue est plein de trésors sur lesquels nous reviendrons. L'auteur, architecte de son état, nous livre un constat très clair du vivre à Venise au XXIe siècle. Comme le dit la notice, il aborde le destin de Venise, l'urbanisation globale et le destin de la planète. «Des thèmes apparemment éloignés mais qui se rejoignent. Universellement reconnue comme l'une des plus belles villes du monde, Venise est aujourd'hui menacée par la crue des eaux et la monoculture touristique ». Elle se dépeuple, elle se meurt. Comment accepter sa disparition, voire la planifier ? «Dans le scénario mondial du 21e siècle, Venise pourrait être l'une des villes les plus attrayantes de la planète car, en raison de sa durabilité intrinsèque, elle est un exemple paradigmatique de la ville du futur.» Nous n'avons jamais tenu un autre discours dans ce blog : «Une ville compacte à taille humaine, un port d'idées, un carrefour de connaissances et de savoir-faire, un pont entre l'Orient et l'Occident, où la vie est associée à la beauté, à l'harmonie et à la durabilité.» Ce livre propose d'«imaginer et de tracer concrètement une renaissance durable, avec une large réflexion sur l'idée de la ville insérée dans une perspective globale qui concerne l'ensemble de la planète.» Passionnant et revigorant. Venise peut-être sauvée.
 
Duello d'Archi a Venezia 
Veracini,Locatelli, Tartini,Vivaldi
Chouchane Siranossian et le Venice Baroque Orchestra dirigé par Andrea Marcon
Alpha Classics, 2023.
19€ 
 
Reçu ce flamboyant CD que j'écoute en boucle depuis quelques jours. L'idée, comme nous l'expliquent la virtuose arménienne Chouchane Siranossian et Andrea Marcon, était de lancer des « un duel imaginaire à coups d’archets à Venise entre les quatre mousquetaires du violon de la première moitié du XVIIIème siècle : Vivaldi, Veracini, Tartini et Locatelli ». Corelli meurt en 1713, cédant le flambeau à ses héritiers. Venise devient alors le théâtre d’une rivalité sans merci… «Le violon endosse le rôle d’arme idéale pour démontrer sa virtuosité et ses prouesses. Le but ultime étant d’étonner l’auditeur et de démontrer, parfois même en exaltant certains penchants narcissiques, sa propre bravoure. » Chouchane Siranossian, dont la virtuosité a était qualifiée de « diabolique » par The Sunday Times était l’interprète idéale de ces concertos à haut risque, avec la complicité éclairée et renouvelée d’Andrea Marcon et de son pétulant ensemble vénitien. Une bonne idée pour vos étrennes vraiment ! Pour vous en convaincre, écoutez le podcast de France-Musique (01/06/2023) : ICI
 
Charles Simmons
Les locataires de l'été
Traduit de l'américain par Eric Chedaille
Libretto Poche, 2022 
ISBN 978-2-36914-668-1  
8,30€
Une belle découverte. On m'avait beaucoup parlé de l'américain Charles Simmons, romancier et journaliste
récemment disparu (2017). Ce petit roman qui date de 1997 est un pur régal. Texte court (152 pages), à l’écriture vive et légère. L'histoire est assez simple :
été 1968, un adolescent de quinze ans, fils unique, est en vacances, comme avec ses parents dans leur maison sur une presque-île de la Côte Atlantique des États-Unis. Passionnés par la navigation et par la mer, le garçon et Peter son père passent beaucoup de temps sur leur bateau, un petit voilier en bois, l'Angela. Mais les événements vont se compliquer avec l'arrivée dans le pavillon voisin de la fantasque Madame Mertz et de sa fille, Zina, âgée de vingt ans, apprentie photographe et, surtout, d'une éblouissante beauté. Michael, foudroyé par cette belle jeune femme, découvre l'amour, ses rêves, sa réalité, ses douleurs. Sous l'apparente gaieté de ce roman solaire coulent en filigrane une note mélancolique et une certaine amertume.Charles Simmons aborde dans la plus grande des libertés les grands thèmes qui composent la vie : l'amour, le désir, le mariage, la recherche de soi, le temps qui passe et les illusions qui tombent... Il traite son sujet en y apportant toutes les nuances et la profondeur qu'exigent ses personnages et leurs sentiments.À lire ce roman, on songe inévitablement à Tourgueniev et à son Premier Amour, dont ce livre se veut une réécriture, mais le lecteur pensera aussi aux nouvelles de Francis Scott Fitzgerald et bien entendu à L'Attrape-Cœur de Salinger ou encore à Carson McCullers par la grande liberté de ton. La préface de Jérôme Chantreau, le traducteur met l'eau à la bouche dès la première page. Je m'y retrouve quand il explique que :« Depuis que j'avais lu "Le Bonheur des tristes" de Luc Dietrich et que j'avais appris qu'un grabd roman peut[aussi] tenir en peu de mots, je savais qu'il en existait, je les cherchais partout» Il écrit plus haut que « le roman de Simmons est un grand livre de chevet, un chef-d'œuvre de poche. Pourquoi grand ? Parce qu'il dit l'essentiel, et même un peu plus. pourquoi petit ? Parce qu'on pourrait passer devant sans le voir. Une esquisse. Un pastel. Il y a peu de livres aussi épurés [...] Et voici entre mes mains Les Locataires de l'été qui semblaient avoir été écrits avec de l'eau, sur du sable. Un récit scintillant comme le bord de la vague, à la tombée du soir. Une aquarelle qui peint l'été radieux, les premières amours et les errements du coeur. Rien de très original, avouons-le. Mais le coup de génie de Simmons, c'est d'avoir ouvert l'été en deux, et d'avoir regardé à l'intérieur. Qu'à-t-il vu ? Que personne ne prend la jeunesse au sérieux. Que la nonchalance est un crime. Que l'été finit mal.» Que dire de plus sur ce roman pour vous donner envie de le lire séance tenante ? Vous dire avec le traducteur que l'auteur avec ce livre nous parle du danger permanent de vivre et d'aimer et que les jours heureux filent à la vitesse des nuages...C'est Michael qui raconte cet été-là, celui de ses quinze ans et de son passage précipité et douloureux vers l'âge adulte. Les deux derniers paragraphes - et surtout les deux dernières lignes - pourraient s'entendre comme un constat d'échec, une grande désolation. Il n'en est rien, le constat fait par Michael parvenu à l'âge qu'avait son père cet été-là, s'il est lucide, n'en est pas moins l'évidence d'un bonheur. Celui de devenir jeune quand, vieilli, la lucidité nous confirme qu'on met longtemps, longtemps, à devenir jeune.
 

09 août 2023

Une librairie de plus à Venise : bienvenue à la Feltrinelli !

L'ouverture d'une nouvelle librairie est toujours une fête partout dans le monde. D'autant que de partout fusent les statistiques sur la baisse de fréquentation des bibliothèques, le pourcentage qui grimpe d'année en année du nombre de jeunes qui n'ont jamais lu un seul livre et les rumeurs sur l'inéluctable disparition de l'objet qui a changé le monde avec l'invention de l'imprimerie. 

C'est donc fête à Venise où l'éditeur Feltrinelli vient d'ouvrir ce mardi la quinzième librairie de la Sérénissime (en comptant les marchands de livre d'occasion et de livres anciens, et les librairies du centro storico, de Mestre et du Lido). Il y a quelques jours encore, j'étais passé distrait sur le rio terà Secondo, à San Polo, juste à l'angle de la calle qui mène au vaporetto San Stae. Les anciens se souviendront de cette osteria, baptisée «al Lento» officiellement Osteria da Renato, où le patron était connu pour sa philosophie de la lenteur.  


En attendant l'inauguration officielle qui aura lieu en septembre, nombreux sont les les vénitiens qui depuis mardi viennent se rendre compte par eux-mêmes et visitent librairie dans ses locaux flambants neuf. Feltrinelli, la maison d'édition, qui compte des dizaines et des dizaines de points de vente dans toute l'Italie, a officiellement ouvert avant-hier sa librairie à Venise, une première. À ce jour, les grandes chaînes ont toujours eu du mal à s'ouvrir dans la ville faute d'espace adéquat. en apprenant la nouvelle, j'ai aussitôt repensé à ce délicieux film de Nora Aphron, «You've got mail»,  avec Meg Ryan et Tom Hanks, reprise du fameux «Shop around the corner» de Lubitsch. Dans le film l'enseigne Fox, spécialiste des hypermarchés du livre vient s'installer en face d'une petite librairie de livres d'enfants. Le contraste est grand entre le géant et la petite boutique.
 

Le choix de Feltrinelli est totalement adapté à la Sérénissime. Située entre le campo San Polo et San Giacomo dall'Orio, elle ne s'étend que sur une petite centaine de mètres carrés seulement et s'apparente plutôt aux petites librairies généralistes indépendantes que nous aimons tous. Avant elle, l'osteria dont les vénitiens se souviennent, puis une galerie d'art. Murs en briques apparentes, sol décoré d'arabesques qui attirent le regard, étagères sobres et sans fond pour laisser voir les murs, poutres apparentes. Une lampe Fortuny et un plafonnier de chez Venini pour marquer la vénétianité du lieu. Sur les rayons, il y en a pour tous les goûts, avec même un rayon.
 
 
Si l'ouverture d'une librairie est toujours une bonne nouvelle, surtout en période de baisse drastique du nombre de lecteurs, le fait qu'elle ouvre à Venise, ville aux prises avec le dépeuplement, l'est encore plus. Le choix du quartier aussi, dans une partie de la ville qui est rarement visitée par les touristes de masse ce qui laisse à penser que la clientèle visée sera avant tout locale. Bonne pioche. 
 
De fait comme le souligne les journaux locaux, durant ces deux premiers jours, la librairie a été surtout visitée par des habitants, ravis d'accueillir Feltrinelli tout près de chez eux, dans un «va-et-vient incessant alors qu'à l'intérieur de la boutique les derniers travaux d'installation électrique et d'éclairage se terminent» écrit ce matin dans La Nuova, le journaliste Eugenio pendolini. Parmi eux mardi soir, on remarquait l'écrivain Tiziano Scarpa venu visiter la boutique en personne.
 
Aucune déclaration officielle, aucun dossier de presse de la part de maison d'édition sur la nouvelle librairie de Venise. Seules les deux  libraires, professionnelles expérimentées et passionnées venues de Vérone et Trévise pour parler de cette avenyure lagunaire.

Inévitablement, l'ouverture suscite un grand intérêt. « Bienvenue dans une librairie de haut niveau comme la Feltrinelli à Venise », déclare Cristina Giussani, propriétaire de la librairie Mare di Carta et représentante du syndicat des libraires, « Ce sera une librairie dédiée aux Vénitiens car elle est loin des circuits habituels du tourisme urbain».

Un échelon de plus aussi dans l'offre de livres dans la ville, où l'on compte aujourd'hui une douzaine de librairies (dont une seule, Mare di Carta, qui vend des manuels scolaires), en plus des quatre librairies d'occasion et de livres anciens. Bonne route à Feltrinelli Venezia. Allez-y faire un tour, amis de Tramezzinimag. Peut-être bientôt pourrez-vous y trouver les publications de Deltæ, la maison d'édition de Tramezzinimag et des auteurs qui nous honorent de leur amitié ?
 
 Libreria Feltrinelli 
Rio Terà Secondo 2245A
San Polo  (près du Campo S.Agostin)
Tel. :  +39 02 9194 7777




15 avril 2022

Venise comme délicieux antidote et autres considérations (1/2)

C’est un humaniste comme il n’en existe plus, un homme qui croit en l’Europe et parle presque toutes ses langues, un écrivain curieux de tout, et dont l’érudition donne le tournis. A 87 ans, le Néerlandais Cees Nooteboom est l’auteur inclassable d’une œuvre qui ne l’est pas moins, une quarantaine de livres traduits en français, allant des romans philosophiques aux essais sur l’art, en passant par un volumineux corpus poétique qu'enfin on commence de découvrir en France. Sans oublier de très nombreux récits de voyages, car Cees Nooteboom a toujours eu des fourmis dans les jambes. Du Spitzberg à La Havane, de Minorque au Japon, il a passé sa vie à quadriller la planète, hanté par les grandes questions métaphysiques, toujours en quête d’ailleurs. Lorsqu'on pénètre dans son univers, il est impossible de se lasser de sa vision des lieux et des choses.  
 
Cette fois, c'est en compagnie de la photographe Simone Sassen, sa compagne, qu'il précise pour nous ce qu'en lecteurs attentifs nous subodorions depuis longtemps : en nous entraînant sur les pas de Casanova, d’Henry James, de Thomas Mann ou d’Ernest Hemingway, il déclare officiellement sa passion pour Venise et ses îles. Bien que nomade impénitent, il y retourne sans cesse depuis plus d'un demi-siècle. Qui s'en étonnerait à Tramezzinimag. Ces colonnes ne sont pas vraiment le lieu où la question se pose? tant nous avons depuis longtemps la réponse, mais comme le demande Fabien Ribery dans son blog :
«Pourquoi lui, l’Amstellodamois, l’homme de l’eau et des canaux, est-il aimanté par cette autre cité de « chemins liquides », cette autre « absurde combinaison de puissance, d’argent, de génie et d’art supérieur » ? D’où vient cette allégresse qui s’empare de lui à la vue de « cette eau noire, frottée de mort, polie comme le marbre d’un tombeau » ? Ce mélange de « ravissement et de trouble » qui jamais ne se dissipe ? Ce sont les questions auxquelles il tente de répondre dans «Venise, le lion, la ville et l’eau, pieux hommage à la Sérénissime ».
Nous avions présenté lors de sa parution en français, son recueil Lettres à Poséidon, (ICI) puis (ICI). Il n'y avait aucun doute, Cees Nooteboom remplissait son cœur, ses bronches, ses yeux de l'univers de la Sérénissime. plusieurs textes glanés de ci de là et tous décrivant des images autant que les sentiments de l'auteur à leur souvenir, renforcèrent vite l'idée que l'auteur était vénitien dans son âme comme dans son cœur. Ce que confirme son nouvel opus. Ponctué de photographies de sa compagne, l'ouvrage est un régal. Nombreux sont les livres consacrés à Venise. 
 
Récemment, il y eut l’excellent «Venise à double tour», de Jean-Paul Kauffmann (Les Equateurs, 2019), fine enquête sur les églises fermées de la Sérénissime, et voici donc ce «Venise, le lion, la ville et l’eau» qui rejoint les rayonnages consacrés à la Sérénissime. De nombreux passages auraient pu trouver leur place dans «Venise» l'ouvrage-anthologie des universitaires Delphine Gachet et Alessandro Scarsella paru chez Bouquins en 2016. Bien que beaucoup traduit, l’œuvre de Cees Nooteboom reste encore méconnue en France et c'est dommage.
 
© Catherine Hédouin - 2018

Nous, à Tramezzinimag, nous lisons systématiquement tout ce qu'il publie. Les «Lettres à Poséïdon» d'abord découvertes en anglais puis relues dans l'excellente traduction de Philippe Noble, et mais aussi «Le livre des jours», récit des nombreux séjours de l'auteur dans l'île de Minorque, au milieu de vestiges archéologiques...
 
Lu dans le blog du critique d'art Thierry Guinghut, ces propos très justes : « Le plus difficile à Venise est de retrouver les sensations et impressions intenses de la premières fois. Chaque nouvel ouvrage est ainsi lu dans cet espoir de virginité nouvelle, avant le déflorement, mais aussi comme un approfondissement et une relance de ce qui nous a tant ému. Des ruelles, des points de vue, des égarements, des noms de peintres, d’écrivains, de musiciens, des plats, des parcours, des anecdotes uniques et finalement communes ». Ainsi du livre de Nooteboom où il propose une double lecture de la ville, en mots et en images.

Le néerlandais est poète et ses mots pour qui aime et connait Venise sont réellement un chant d'amour, lucide et joyeux. Une obsession heureuse que nous sommes  nombreux à partager. Ainsi du constat d'apparence anodin qu'il fait en marchant sur la Piazza :

« Sur la place je cherche l’endroit, d’où, la première fois, j’ai aperçu le campanile et la basilique. C’était il y a longtemps, mais l’instant reste inoubliable. Le soleil ricochait sur la place, sur toutes les formes rondes et féminines des arches et des coupoles, le monde basculait d’un quart de tour et la tête me tournait. Ici, des hommes avaient fait une chose impossible, sur ces quelques lambeaux de terre marécageuse ils avaient inventé un antidote, une formule magique contre tout ce qu’il y avait de laid au monde. » 
© Catherine Hédouin - 2016

Mais pourquoi ne pas laisser la parole à Thierry qui exprime parfaitement les particularités de Venise que met en page l'auteur. La citation est longue mais c'est bien de passion dont il s'agit n'est-ce pas et nous ne sommes pas obligés de suivre la mode du digest et du court à tout prix. Prenons donc notre temps : 
« Comment arrive-t-on à Venise ? par le train ? par les airs ? par la mer ? Le choix du mode de transport est capital. Si Venise est une géographie très singulière, sa forme préservant le secret et exaltant l’esprit, elle est aussi un ensemble de noms majeurs et un lexique, que l’on apprend voyage après voyage, que l’on enrichit, que l’on se plaît à retenir, à approfondir, à faire sien. Lisant Nooteboom, je le retrouve, je le note, sans me lasser. Monteverdi, McCarthy, Proust, Brodsky, Wagner, Montaigne, Couperus, Casanova, Goldoni, Da Ponte, James, Montale, Morand, Ruskin, Vivaldi, Haendel, Alejo Carpentier, Rilke, Stravisnky, Diaghilev, Byron, Pound, Goethe, Pétrarque, Taine, Scarpa, Marco Polo, Donna Leon, Hemingway, Kafka, Sollers… Venelle, pont, altana, labyrinthe, lagune, marangona, quai des Esclavons, Giudecca, Arsenale, Zattere, pointe de la Douane, Grand Canal, piazza San Marco, Piazetta, Ca’ Rezzonico, Accademia, Rialto, doge, Pescheria, Fondamenta Nuove, isola San Michele, Burano, Murano, Torcello, traghetto, gondola, vaporetto, Chioggia, Lido, Pellestrina, campanile, espresso, Procuratie Nuove, museo Correr, tramezzino, palazzo, campo, aqua alta, pierre d’Istrie, bora, Ridotto, Castello, Il Gazzettino, Ca’ d’Oro, Palanca, Redentore, Zittele, ghetto, Lunga de San Barnaba… Bellini, Carpaccio, Tintoret, Véronèse, Titien, Palladio, Tiepolo, Guardi, Canaletto, Cima da Conegliano, Palma, Giorgione… Santa Maria dei Miracoli, San Giorgio Maggiore, Ospedalle della Pietà, San Rocco, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, San Zaccaria, Frari, San Pietro, San Giovanni e Paolo, Santa Maria del Giglio, San Samuele, Santa Madonna dell’Orto… »
« On comprend bien que chacun de ces termes, bien connus des amoureux de Venise, contient un monde qui en contient d’autres, et que ce vertige, s’il a lieu sans cesse, partout, se vit au suprême ici, là-haut (Casanova), « dans la ville où les récits n’ont pas de fin » (Cees Nooteboom), et qu’il est très doux de les retrouver, comme une effervescence de mémoire. C’est une Venise hivernale ou à peine printanière que nous révèle ici l’auteur. On y arrive en train, en avion, en voiture. On s’installe avec lui à l’hôtel puis dans des lieux culturels comme dans de modestes appartements à l’écart du centre. Ainsi, depuis son premier voyage en 1964, la vie vénitienne s’égrène au fil de ces cinquante dernières années.» 
« Dès lors s’opère la magie de Nooteboom, ce vagabondage qui le caractérise, littéraire, historique et philosophique, au gré de sa mémoire, de sa culture, de son humeur. Comme toujours ses compagnons de déambulation sont des historiens mais aussi des peintres, Carpaccio, le Tintoret, Tiepolo, Guardi, Véronèse, Giorgione, Canaletto. Et toujours des écrivains, Casanova, Ruskin, Mann, Borges, Pound, Montale, Brodsky et tant d’autres. Mais le charme de ce livre ne s’explique pas seulement par l’érudition généreuse et solaire de l’auteur. Il provient de son extraordinaire capacité à mobiliser sa réflexion et sa créativité à partir de ce que le hasard lui propose. Et de son insatiable curiosité qui l’amène à prendre des chemins de traverse pour explorer l’envers du décor...» 
Tout est dit avec style. Ce qui au passage me permet de vous recommander les billets de Thierry Guinghut, toujours bien pensés et joliment écrits.
 
«Écrire, c’est formuler des réponses à d'impossibles questions. Nooteboom va chercher les siennes dans des lieux connus, qu’il explore comme personne, en entomologiste érudit de la beauté, sans pour autant négliger l’immatérialité des regards et des gestes transmis par des générations d’autochtones. (…) Venise peut remercier cet écrivain venu d’autres canaux : Covid ou pas, la voilà de nouveau terriblement désirable.» a écrit Élisabeth Barillé dans le Figaro Magazine.
 
 
Placé sous l’égide du lion de Saint-Marc, Venise. Le lion, la ville et l’eau est le délicieux complément d'une pléthore de trop froids guides de voyage ; mieux, il a la liberté du flâneur et la méditation d’un écrivain scrupuleux, entre canaux et lagune, entre ruelles et palais, entre chambres désuètes et musées flamboyants, entre iconographie chrétienne et païenne. C'est beaucoup plus qu’un livre de voyage, c’est un livre où une incroyable jeunesse d’esprit s’allie à une totale liberté de forme. La phrase de Nooteboom incarne par son mouvement, ses rebonds, son bercement, sa sonorité, sa plastique, l’essence même de la chose décrite : du grand art. 
 
 
Cees Nooteboom 
Venise Le lion, la ville et l’eau 
photographies de Simone Sassen 
240 pages. Actes Sud 
 
 
 
  

02 avril 2022

Quand le rossignol chante à Venise

J'avais vu le film de Jane Campion à Venise à sa sortie. Faire revivre John Keats et aller au gré des sentiments du poète, des tensions que l'époque souvent faisait naître quand les usages et les règles étaient balayés par la passion, d'autant plus forte qu'elle ne semblait jamais devoir s'épanouir un jour. Vous savez sans doute l'histoire, brève et trop raide, du poète dont la vie fut trop courte (il est mort à 25 ans), mais son œuvre demeure et c'est celle d'un géant de la poésie... 
 
Est-ce parce que j'ai découvert Keats lorsque ma jeunesse s'épanouissait à Venise, ardente, libre et passionnée, que j'assimile l’œuvre du poète à l'atmosphère de la Sérénissime, aux ciels uniques et au silence de ses rues la nuit, au clapotis des canaux, au bruit que font les barques qui glissent doucement sur l'eau ? C'est pourtant davantage de prairies fleuries et de sombres forêts, de rivières qui serpentent au creux de collines verdoyantes dont l'univers du poète est rempli, et non pas des eaux silencieuses des canaux de la Sérénissime. Les vagues qui s'élancent sur le sable du Lido sont absentes de son imaginaire. Il ne les connait pas... 
 
Pourtant quand un matin, notre barque amarrée à un vieux ponton branlant, nous avons suivi le chemin qui mène à une chapelle en ruine, au beau milieu de la lagune, et que soudain, devant nous, posé sur une branche d'un arbre à presque mort, un rossignol s'était mis à chanter comme en rêve, John Keats était là, quelque part près de nous. Les herbes hautes embaumaient, le ciel était d'un bleu très pur et l'oiseau chantait joyeux...
Mon cœur souffre, une torpeur accablante s’empare
De mes sens comme si j’avais bu de la ciguë,
Ou vidé une coupe de puissant narcotique
À l’instant même et m’étais plongé dans le Léthé :
Ce n’est pas par envie de ton heureux destin,
Mais parce que je suis enivré de ton bonheur,
Toi, qui, Dryade ailée des arbres.
Dans quelque mélodieux entrelacs
De hêtres verts et d’ombrages infinis
Chantes à plein gosier le calme de l’été.

Mais peut-être dois-je arrêter de toujours ramener tout à mon passé vénitien qui a le tort d'être passé et de n'intéresser guère les gens d'aujourd'hui... John Keats n'a jamais mis les pieds à Venise. Phtisique, on lui recommanda plutôt l'air vif et pur de la campagne romaine et contrairement à d'autres parmi ses contemporains, le voyage, l'exil volontaire loin des brumes nordiques, ne fut pour lui qu'une terrible contrainte incapable de le guérir de ses amours malheureuses. 
 
Mais qu'en aurait-il été de l'âme du poète s'il était venu rejoindre la cohorte des britanniques dont le voyage en Italie s'arrêtait à Venise ? Aurait-il écrit d'autres vers immortels, des strophes que le monde associerait à la Sérénissime, à ses eaux, à sa lumière ? Le soleil du Lido, la sérénité de la lagune peut-être en guérissant son âme auraient guéri son corps...
 
John Keats, 
La poésie de la terre ne meurt jamais. 
Édition de Frédéric Brun. 
Trad. de l’anglais par T. Gillybœuf et C. A. Holdban. 
Éditions Poesis, 128 p., 16 €

11 novembre 2020

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 41) : Laissez-vous prendre par le maître des esprits...

Les auteurs francophones qui écrivent sur Venise sont légion. Ils forment une communauté assez étrange qui n'est ni un club d'aficionados, ni une cohorte, une franc-maçonnerie ou encore moins un syndicat. Des éditeurs malins ont à plusieurs reprises tenté d'en dresser l'annuaire dans des essais d'anthologie. Mais à ce jour l'aventure, qui pourrait trouver un lectorat tant tout ce qui touche à Venise, dans son universalité positive (la passion des uns) ou négative (la haine des autres), n'a jamais encore abouti. 

C'est qu'il y a du monde, quelques uns célèbres et reconnus et une kyrielle de seconds couteaux, non pas moins talentueux mais peut-être moins chanceux, moins bien défendus par leur éditeur ou trop éloignés du monde parisien. Il y a des petits trésors qu'on découvre par hasard et qu'on voudrait faire lire à tout le monde tellement ils nous ont été un régal, d'autant meilleur qu'inattendu le plus souvent. J'ai abandonné l'idée de dresser une bibliographie exhaustive des romans contemporains dont Venise est le décor, le prétexte ou le thème. Cela reste à faire cependant pour la grande joie des fabricants de bibliothèques, tant il y aurait des kilomètres de rayonnage à façonner pour tout y ranger.

Parmi ces bijoux dont on peut regretter la chape de silence qui entourent leurs sorties - je me demande de plus en plus si les attaché(e)s de presse des maisons d'édition existent encore, si les représentants lisent ce qu'ils vendent voire même si ces deux professions indispensables à la diffusion du livre ne sont pas purement et simplement absentes désormais du générique de ces sociétés, jugées inutiles, inefficaces ou simplement trop coûteuses pour le modèle économique de l'édition d’aujourd’hui -  Tramezzinimag avait été en 2019 (voir ICI), les tribulations de Flavio Foscarini, jeune patricien idéaliste et rêveur, marié à la sublime Assin échappée d'un des harems du Grand Turc, ami d'un futur grand poète, inénarrable Gasparo Gozzi, intime de bon nombre de patriciens, proche de Rosalba Carriera. 

Le jeune homme dégingandé se passionne dès les premières pages pour une énigme qu'il va chercher à résoudre tout au long des pages du roman, tenant en haleine le lecteur et nous promenant dans une Venise joliment décrite, sans préciosité ni affectation comme hélas parfois chez certains auteurs, certes authentiques connaisseurs de la Sérénissime, de son histoire et de ses légendes, Fous de Venise - ce qui nous les rend éminemment sympathiques in spite of leurs défauts parfois insupportables -. L'auteur, Robert de Laroche connait Venise comme sa poche et on a parfois l'impression qu'il puise son inspiration dans son propre vécu. Un peu comme s'il avait connu personnellement en leur temps les gens dont il parle, dans la Venise d'avant la chute de la République.

Mais soyez rassurés, chers lecteurs, mon ami Robert de Laroche est bien de notre époque. Il aurait pu aisément faire partie du cercle des intimes de son héros Flavio Foscarini. D'ailleurs, le deuxième volet des aventures du jeune Nobil Homo* est tellement palpitant, réaliste et imagé, qu'on a parfois l'impression d'être dans un film, comme un reportage ou un documentaire. Un peu comme si l'auteur avait pu filmer les différentes scènes avant de nous les livrer.

Cette deuxième aventure pensée et conçue par l'auteur dès la parution de La Vestale de Venise, se déroule quelques années plus tard. Voilà ce qu'en peut lire sur la quatrième de couverture :

"Venise, automne 1741. À quelques semaines de la fête de la Salute, la terre se met à trembler, les flots envahissent la Piazza San Marco, des incendies éclatent et un cimetière s’effondre, libérant en pleine rue, monceaux de boue et squelettes. Une atmosphère de fin du monde s’installe dans la cité des doges. C’est à ce moment qu’arrive à Venise une noble dame française, Madame d’Urfé, alchimiste et cabaliste. Elle fait venir de Prague un certain mage qui affirme pouvoir sauver la Sérénissime grâce à l’aide des esprits élémentaires. Mais qui sont vraiment ces deux personnages ? 
Flavio Foscarini, un nobiluomo curieux de nature, s’interroge sur leurs intentions et décide d’enquêter, aidé par son épouse levantine, Assin, et son ami l’écrivain Gasparo Gozzi, tandis que les événements les plus dramatiques se succèdent dans une Venise en proie à la peur, aux superstitions et aux morts mystérieuses." 
L'auteur mêle habilement à ses héros inventés des personnages ayant réellement existé, faisant de ce livre autre chose qu'un simple roman noir. Véritable thriller historique, il tient tiendra le lecteur en haleine tout au long des pages, dans une Venise décadente mais toujours flamboyante. C'est le XVIIIe siècle de Casanova et de Goldoni que nous sommes plongés, sans une once d'ennui, sans rien qui cloche, la description des décors et les costumes, et c'est le grand talent de l'auteur, n'est jamais de l'à peu-près. Avec Robert de Laroche, pas de carton-pâte et aucun risque d'anachronisme. Non seulement il connait Venise et son histoire, mais il parvient à faire penser, agir et parler tous les personnages qu'il fait vivre sans que nous puissions un seul instant débusquer un jeu surfait, une parole inadéquate. tout se tient et la dernière page vient trop vite. Il ne nous reste plus en refermant le livre qu'à attendre patiemment les prochaines aventures du fringant Flavio, de sa ravissante épouse et de son ami Gozzi... 

Pour en savoir plus encore : ICI et puis aussi un entretien avec l'auteur :
 
  
 
Robert de Laroche
Le Maître des esprits
Éditions du 81. 2020
ISBN 9782815543681
Prix : 18,90 €  
 
________________

Notes :

* : L'abréviation N.H., du latin Nobilis Homo ou de l'archaïque vénitien Nobilhomo, c'est-à-dire «Noble Homme», est apparu dans l'ancienne République de Venise, accompagnant le nom des patriciens, la classe noble qui gouvernait la République. L'équivalent féminin étant  N.D., (Nobilis Domina). Cela signifiait qu'un patronyme précédé de ces deux lettres désignait un détenteur de la souveraineté de l'État vénitien et donc un successeur potentiel du Doge, similaire dans la hiérarchie nobiliaire, au rang de prince de sang.
    Les deux abréviations N.H. et N.D. sont encore utilisées aujourd'hui comme marque d'honneur pour désigner les membres de la noblesse vénitienne sans autre titre spécifique. Le titre de comte qui n'existait pas dans la République, date de l'occupation autrichienne et a été repris par la monarchie après l'indépendance. On trouve aussi quelques marquis à Venise mais ce sont rarement des descendants des familles inscrites au Libro d'Oro.

14 juillet 2020

La Cité idéale, un simple modèle ou la réalité vraie ?

Venise comme archétype et utopie de la cité aquatique, une réflexion anthropologique et poétique que bon nombre d'architectes, de sociologues et d’écrivains eurent depuis les débuts du XXe siècle. Mais c'est Italo Calvino qui, à mon sens, aura su en résumer l'idée, ouvrant ainsi une nouvelle voie à cette idée de modèle et de laboratoire des possibles comme des impossibles. L'auteur a publié cet essai en 1974 chez Mondadori.

Traduction libre du texte : © Lorenzo Cittone pour Tramezzinimag. 2008


Dans les projets des métropoles du futur, le modèle vénitien apparaît de plus en plus, comme par exemple dans les propositions des urbanistes pour résoudre le problème de la circulation londonienne : rues destinées aux véhicules qui traversent en profondeur, tandis que les piétons circulent sur les rues et les ponts surélevés . L'ère dans laquelle nous vivons voit toutes les grandes villes en crise : de nombreuses villes deviennent inhabitables ; beaucoup devront être rénovées ou reconstruites selon des plans presque toujours conformes au modèle vénitien. Mais concevoir la Venise sèche signifie amputer le modèle de ce qu'elle représente le plus profondément : la ville sur l'eau comme archétype de l'imagination et comme unique structure qui réponde aux besoins anthropologiques fondamentaux. Je crois en l'avenir des villes aquatiques, dans un monde peuplé d'innombrables Venises.

L'eau aura de plus en plus de place dans la civilisation métropolitaine, pour deux raisons : parce que l'alimentation de l'humanité sera basée sur la culture des océans plutôt que sur la culture des champs, et on peut s'attendre à ce que les villes industrielles du futur se construisent dans l'eau , sur pilotis ou bateaux; deuxièmement, la prochaine grande révolution des transports supprimera presque complètement les voitures et les avions et les remplacera par des véhicules à coussin d'air; cela imposera une différenciation entre les routes en dur qui seront utilisées pour le petit trafic et les grandes voies de communication à coussin d'air également à l'intérieur des villes; Il est logique de prévoir que le trafic sur coussin d'air se fera mieux sur les routes revêtues de liquide, c'est-à-dire sur les canaux. Dans la période de transition que nous sommes sur le point de vivre, dans laquelle de nombreuses villes devront être abandonnées ou reconstruites de haut en bas, Venise, qui n'a pas traversé la courte phase de l'histoire humaine dans laquelle on pensait que l'avenir était de l'automobile (un quatre-vingts ans seulement) sera la ville la plus à même de surmonter la crise et d'indiquer de nouveaux développements avec sa propre expérience.

Venise perdra une chose: le fait d'être unique en son genre. Le monde sera rempli de Venise(s), ou plutôt de supervenises dans lesquelles plusieurs réseaux
se chevaucheront et se connecteront à différents niveaux : voies navigables, voies et canaux pour les véhicules à coussin d'air, voies ferrées souterraines ou sous-marines ou surélevées, pistes cyclables, voies pour chevaux et chameaux, jardins suspendus et ponts-levis pour piétons, téléphériques. Naturellement, la circulation verticale aura autant d'extensions et de variétés au moyen d'ascenseurs, d'hélicoptères, de grues, d'échelles de pompiers montées sur des taxis ou des bateaux de toutes sortes. C'est dans ce contexte que l'avenir de Venise doit être envisagé. Le considérer dans son charme historico-artistique, c'est n'en saisir qu'un aspect, illustre mais limité. La force avec laquelle Venise agit sur l'imagination est celle d'un archétype vivant dominant l'utopie.

Italo Calvino
Venezia archetipo e utopia della città acquatica
Mondadori, 1995

Nicoletta Salomon
venezia inabissata, un fantasaggio
Mimesis, Milano, 2004.
(Traduction française : Venise engloutie
Editions Mille et une nuits, 2008)

22 décembre 2019

La ville qui n’existe presque plus par Linda Lê

Paolo Barbaro, Les deux saisons

Linda Lê est un écrivain qui aime les livres et la langue française qui a été pour elle un refuge quand il lui fallut quitter, très jeune son pays natal en guerre. Cette femme formidable que  l'on découvre livre après livre et dont les mots frappent parce qu'ils défendent ou honorent. Sur le site de Christian Bourgois son éditeur, cette citation :
« La littérature n'est pas faite pour les acquittés, elle n'est pas faite pour les élus. Elle est dans le camp des victimes et des sacrifiés, dans le camp des condamnés qui essayent, comme moi, de trouver leur salut et qui se cassent les dents. »
Je ne l'ai vraiment découverte qu'à travers une interview de Catherine Argand pour l'express en 1999. Ce qu'elle disait de son rapport à son père disparu m'avait bouleversé. J'ai quatre enfants, à l'époque la dernière de mes filles avait à peine trois ans, j'étais terrorisé à l'idée de partir trop tôt, de les laisser sans avoir eu le temps de leur offrir mon amour, ma passion, mes mots et mon soutien. Je voulais ne jamais avoir à les laisser, ni à les blesser jamais. Je n'ai pas vraiment réussi. Si Dieu m'a prêté vie jusqu'à aujourd'hui, l'atomisation de notre famille quelques années plus tard ne les a pas épargnés, et je ne m'en guéris pas. Linda Lê exprimait cela dans cet échange. Plus tard, elle a écrit « Cronos », chant d'amour d'une terrible puissance.

Je citais dans un précédent billet parmi les livres qui ont pris les saisons comme prétexte et dont leurs auteurs, tous trois différents, présentent au fil de leurs pages le même amour, la même passion, le même enthousiasme pour la cité lagunaire. Pour le site/revue littéraire En attendant Nadeau, avec qui elle collabore régulièrement, Linda Lê a écrit en février 2018, un bel hommage à Paolo Barbaro en nous offrant une lecture très sensible de son dernier livre, qui va vers l'essentiel. Une bel hommage que nous sommes heureux de reproduire ici, avec nos remerciements à l'auteur, aux photographes et au site www.en-attendant-nadeau.fr, sans qui nous n'aurions pas découvert cette critique d'un ouvrage que je vous invite à lire au plus vite.

« La ville qui n'existe presque plus» par Linda Lê.

En exergue à son essai Si Venise meurt, l’archéologue et historien de l’art Salvatore Settis a placé cette citation extraite des carnets de notes d’André Chastel : « On ne conquiert pas Venise. On ne l’invente pas. Elle a son dieu sur les campaniles. Son démon partout.

Et le démon de Venise, qu’il se confonde désormais dans l’esprit de certains Vénitiens avec le touriste, ou qu’il prenne l’aspect d’une modernité synonyme d’uniformité, risque bien d’avoir raison du « murmure d’eaux et de voix sur le flanc de basilique » qui faisait, d’après André Chastel, la beauté de la ville. D’aucuns voudraient continuer à croire que la beauté sauve le monde ; or la beauté ne sauve rien, pas même la Sérénissime, car le peuple de Venise, prédit Salvatore Settis, est menacé de disparaître, non pas, rappelle-t-il, « par la main d’un ennemi sans pitié ni sous les coups d’un conquérant », mais parce que l’oubli de soi lui aura été fatal.
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Dans son Journal à deux, qui date de 1987 et donne à lire les confidences de Dario le géomètre et celles de sœur Adriana, la supérieure d’un couvent de Padoue, Paolo Barbaro laisse deviner à quel point il est fasciné par ce qui décline, ce qui est sur le point de périr, d’être englouti. Préférant traquer autour de lui ce qui se situe dans les marges, il a un regard qui s’attache moins aux splendeurs qu’aux tanières solitaires. Tout comme il avoue volontiers un intérêt certain pour les rejetés, les égarés, il n’est attiré que par les fissures, les coins d’ombre, les paysages désolés. Il doit à sa formation d’ingénieur de n’être pas resté toute sa vie en Vénétie, sa terre natale, mais d’avoir élargi son horizon en travaillant en Afrique ou en Iran, même s’il est toujours revenu à Venise pour écrire, non pas uniquement des récits ou des romans, mais aussi des essais sur la construction des barrages.

Paolo Barbaro, Les deux saisons
© Philippe Roos




Parfois effaré par la transformation de Venise, « ville de l’imaginaire », ville-œuvre d’art, en Luna Park où des armadas de jeunes travaillent pour le tourisme et traitent avec une grossière désinvolture les visiteurs pressés d’une ville dont les habitants les plus clairvoyants déplorent qu’elle soit devenue la ville de l’exode (les Vénitiens s’exilant loin du centre, se sauvant dans les marges), la ville de l’abandon, la ville de la dégradation continuelle, la ville du retour au Moyen Âge, la « ville qui n’existe plus », Paolo Barbaro ne rallie toutefois pas le chœur des prophètes du pire : en témoignent au moins deux de ses livres, Lunaisons vénitiennes, paru en 1990, et Petit guide sentimental de Venise, publié huit ans plus tard. Venise y est décrite comme la ville la plus étrange et la plus belle, la plus artificielle et la plus naturelle, la plus parcourue et piétinée, la plus visitée et inconnue… « Elle est rêve, mais elle est encore ville, si seulement nous nous réveillons un peu. »

Des palais aux usines de Marghera, de l’île de San Michele, l’île cimetière, lumineuse et obscure, au nœud coulant que forment les ruelles de la cité, des hérons aux tableaux d’Arcimboldo, de Sant’Ariano, l’île refuge des exilés, à la Scuola dei Morti, où l’on étudiait les Offices des morts, des îles disparues au dédale des canaux, en déambulant çà et là, Paolo Barbaro nous dévoile ce qu’il nomme son image de la ville intériorisée, et reste convaincu qu’en comparaison des métropoles, des « innombrables fourmilières de la Terre », semblables à d’étranges lieux de folie, Venise reste vivable. Ou alors, se demande-t-il, n’est-ce pas dans la Cité des Doges qu’est la folie ? Quoi qu’il en soit, chacun s’y promène avec une part du labyrinthe qu’il porte en soi et se persuade que Venise « résiste parce qu’elle est ce qu’elle est : un cas de beauté, un paysage mental, presque insupportable durant ces jours difficiles ».

Paolo Barbaro, Les deux saisons
© Yann Gar
Livre posthume, paru en 2016, deux ans après la mort de son auteur, Les deux saisons est une de ces œuvres à double face qui évoquent l’arrière-saison d’un amour et celle d’une vie, avec une délicatesse infinie. Dans ces pages, le magnifique guide vénitien qu’est Paolo Barbaro dans ses autres textes se fait élégiaque, racontant mezza voce la fin d’une liaison : Dario, un assureur habitant Trieste avec sa femme et ses deux enfants, rencontre Bruna, une Vénitienne, sur un pont de pierre blanche, le pont Tordu ou le pont des Voiles. Commence alors une idylle entre l’« assureur sensible » et Bruna l’esseulée, qui attend la visite de ce dernier un jour par semaine, à 16h54. Jusqu’à cet après-midi où Bruna annonce son intention de quitter Venise pour Milan, où son amant pourra toujours, lui dit-elle, lui rendre visite : « Je t’attends » est son antienne. Elle n’en disparaît pas moins. La première partie du diptyque se termine ainsi, rien n’est résolu ni scellé, tout reste en suspens, comme si rien à Venise ne pouvait se dénouer. Dans le deuxième tableau du diptyque, « Journal d’hiver », rien non plus ne se dénoue vraiment, quoique celui qui tient ces carnets ne trouve son bonheur qu’en écrivant. Il note presque uniquement des détails insignifiants, mais sa manière de se mettre à l’écoute du monde et du silence de Venise, quand le promeneur s’éloigne du centre et de la piazza San Marco, rend ces fragments pareils à des poèmes en prose où l’on peut, entre autres merveilles, contempler « l’arbre muet », « haut d’une vingtaine de mètres, vert sombre, fuselé, compact », et qui reste immobile, élancé, replié sur lui-même, sans bruit.

Paolo Barbaro n’a rien d’un oiseau de mauvais augure, il possède ce don, précieux entre tous : il s’en tient à l’essentiel avec la légèreté de qui ne s’appesantit jamais. De lui et de ses doubles, qui ont quelquefois l’air de fantômes au gai savoir, nous pourrions dire ce que lui-même dit d’Arcimboldo : « L’artiste, ironique et intellectuel, humoral et enchanteur, déplace et confirme, attire et détourne nos incertitudes mouvantes ».
© Linda Lê


15 décembre 2019

Venise, des saisons et des livres !



Le hasard des envois, des descentes chez les libraires et les brocantes m'ont fait réunir en quelques jours plusieurs ouvrages en rapport avec Venise dont le titre contient le mot "saisons". Le mauvais temps que nous connaissons depuis quelques semaines, le ciel bas et grisâtre, le soleil toujours timide qui ne parvient plus à s'imposer, et la pluie qui ne s'arrête jamais, autant d'éléments factuels qui m'ont peut-être rendu sensible à ce qui n'est après tout qu'un hasard précisé au fil des jours. Mais y-a-t-il seulement un hasard ?
 

Le premier ouvrage m'a été adressé par un lecteur érudit et fidèle. Paru en 2014, "Trois saisons à Venise" de l'écrivain et cinéaste suisse allemand, Matthias Zschokke est un texte rare. A la fois récit de voyage (ou plutôt de séjour), roman épistolaire et carnet de notes composé de juin 2012 à janvier 2013. L'homme est trop peu connu en France, en dehors de "Maurice à la poule" qui à reçu le Fémina étranger en 2009. Un maître allemand du petit rien, du banal et de ceux que personne ne voit, qui met en scène des lieux et des êtres sans gloire, parfois blessés par la vie avec tendresse, empathie et humour. 

L'autre m'est tombé - littéralement - sur le pied sur un marché. Un bouquiniste déballait des caisses de livre, je farfouillais quand des ouvrages sont tomés dont ce gros roman paru chez Laffont en 1996, "Quatre saisons à Venise", écrit par Alain Gerber, critique de jazz et journaliste à France Musique, qui lui aussi a eu de nombreux prix littéraires. De nombreux journalistes de radio écrivent. D'autres se contentent de publier. Maître Gerber fait partie de la première catégorie. S'il demeure un grand spécialiste du jazz et un parleur passionnant, c'est avant tout un écrivain, un vrai. 
«J'ai eu la sensation très nette que l'écriture me retirait de la vie. Je m'en console en me disant que ce qu'un écrivain a de meilleur à donner, c'est son écriture»
Je ne sais plus où j'ai lu cette citation de l'auteur, notée dans mon journal de 1996 à propos de la parution d'un autre de ses livres, Les Débuts difficiles de Nathan Typpesh. Son épais roman vénitien (324 pages) est musical autant que littéraire. Les quatre saisons c'est bien évidemment une allusion aux concerti de Vivaldi, mais le thème musical ne s'étend pas sur une année et respecte encore moins l'ordre des saisons ni des ans. Il fait voyager le lecteur du printemps 1916 à l'été 1926 en passant par l'hiver 1949, l'automne 1974... quatre écrivains se croisent au fil des pages de ces quatre petits romans qui s'imbriquent dans une seule et même histoire autour d'une seule femme que l'auteur fait se transposer dans le temps "identique à elle-même car elle a le visage d'un mythe, sans cesse poursuivi, sans cesse délaissé." Venise n'y est pas seulement un décor, comme souvent avec les meilleurs. Agréable promenade dans le temps, dans les rues de Venise et le cœur des protagonistes : d'Annunzio, Hemingway, Visconti, Italo Svevo.


Sur la même page de mon journal d'alors, je notais : Lu: Carnets de jeunesse, René Fallet, Ed. Denoël, s'en suit une page de notes et de citations. C'est en cherchant ces notes pour un de mes récents billets, que j'ai retrouvé cette phrase de Gerber sur l'écriture, cette obsession qui nous ronge et nous fait vivre ou survivre.

Le troisième ouvrage en lien avec Venise où les saisons figurent au titre, est un texte splendide de Paolo Barbaro. Les deux saisons, ouvrage posthume de l’auteur, « élégie à l’immuable et poignante brièveté du temps humain, célébrée dans le décor d’une ville sans égale », a fait l'objet l'année dernière à un très bel article de Linda Lê, pour l'excellentissime En attendant Nadeau, l'un des meilleurs sites consacrés à la littérature. TraMeZziniMag a invité l'écrivain française d'origine vietnamienne, celle qui aime que « les livres soient des brasiers.» Elle aussi savait qu'elle écrirait un jour et son enfance fut celle d'une dévoreuse de livres. C'est aujourd'hui un auteur remarquable. Avec l'aimable autorisation du site En attendant Nadeau, nous publions à la suite de ce billet, son commentaire sur l'ouvrage de Paolo Barbaro.

En attendant de vous faire découvrir le texte de Linda Lê, et en cette fin de dimanche, un peu de musique. Avec le temps qu'il fait, cela ne peut qu'aider à mieux se sentir apaisé et tranquille : Maurizio Pollini dans l'andante du concerto 21 de Mozart. Même derrière mon écran, j'applaudis à chaque fois comme le public de la Scala !