30 avril 2024

Coups de Cœur N°60

Voici le 60ème Coup de Cœur de Tramezzinimag ! La toute première livraison de la rubrique date du 20 décembre...2005. (elle est toujours en ligne, pour la lire cliquer ICI). Presque vingt ans et des dizaines de Coups de Cœurs toujours revendiqués. Certaines bonnes adresses ne sont plus, mais livres, disques et films restent disponibles je crois. Aucun remord, aucun regret, nous ne revenons pas sur les choix que nos lecteurs sont nombreux à avoir apprécié. 

Dans ce numéro, nous reprenons plusieurs critiques présentées en novembre dernier, après avoir revu et complété leur contenu suite à des échanges avec nos lecteurs.

Prochainement (bientôt !) : une page répertoire détaillé de l'ensemble de nos coups de cœur avec les liens pour faciliter la recherche.


C.P.E. Bach, 
Concertos pour violoncelle
Nicolas Altstaedt et l'Ensemble Arcangelo dirigé par Jonathan Cohen
CD Label Hyperion, 2016
16€
Au chapitre des Concertos pour violoncelle de Carl Philipp Emanuel Bach je croyais la messe dite. L’archet aventureux d’Anner Bylsma s’y équilibrait avec la direction solaire de Gustav Leonhardt, un rien trop classique. Puis vint Ophélie Gaillard qui y mettait une fantaisie débridée, merveille qui pourtant ne me détournait pas tout à fait de Bylsma et de son Gofriller. Cette fois, je crois bien que le nouveau venu éloigne la référence qui régnait sur ce triptyque depuis bientôt trente ans. D’abord par la fusion impeccable des discours du violoncelle et de l’orchestre, ensuite par la connivence à la fois fantasque et poétique qui anime Nicolas Altstaedt et Jonathan Cohen. Ils entendent tout de ces musiques qui sont les témoins de l’Empfindsamkeit, de leurs pouvoirs expressifs, de leurs bizarreries mais aussi de leur lyrisme si singulier lors des mouvements lents où la fuite du temps s’abstrait. Ensemble ils ont composés des cadences qui de style, de ton se fondent dans la langue si novatrice de Carl Philipp Emmanuel, sinon pour le Concerto si bémol où celle du compositeur s’impose. Ensemble ils règlent des jeux d’archets savants, où tout parle, faisant de la matière concertante de petits opéras. Quel théâtre, que d’imagination, quelle fougue puis que de rêves. Venant de celui qui avait éloigné les Concertos de Haydn du classicisme où on les endort habituellement, cela n’est pas pour m’étonner. Venez entendre ici à quel point l’avenir envahit ces partitions trop longtemps oubliées par les grands violoncellistes (Discophilia - Artalinna.com). (Jean-Charles Hoffelé).
 
Duello d'Archi a Venezia
Veracini,Locatelli, Tartini,Vivaldi 
Chouchane Siranossian, 
Venice Baroque Orchestra dirigé par Andrea Marcon
Alpha Classics, 2023 
19€
Reçu ce flamboyant CD que j'écoute en boucle depuis quelques jours. L'idée, comme nous l'expliquent la virtuose arménienne Chouchane Siranossian et Andrea Marcon, était de lancer « un duel imaginaire à coups d’archets à Venise entre les quatre mousquetaires du violon de la première moitié du XVIIIème siècle : Vivaldi, Veracini, Tartini et Locatelli ». Corelli meurt en 1713, cédant le flambeau à ses héritiers.Venise devient alors le théâtre d’une rivalité sans merci… «Le violon endosse le rôle d’arme idéale pour démontrer sa virtuosité et ses prouesses. Le but ultime étant d’étonner l’auditeur et de démontrer, parfois même en exaltant certains penchants narcissiques, sa propre bravoure. » Chouchane Siranossian, dont la virtuosité a était qualifiée de « diabolique » par The Sunday Times était l’interprète idéale de ces concertos à haut risque, avec la complicité éclairée et renouvelée d’Andrea Marcon et de son pétulant ensemble vénitien. Une bonne idée pour vos étrennes vraiment ! Pour vous en convaincre, écoutez le podcast de France-Musique (01/06/2023) : ICI.
 
Sergio Pascolo
Venezia Secolo Ventuno
Visioni e strategie per 
une rinascimento sostenibile
Anteferma edizioni,
Venezia.2020
ISBN : 978-8832050509
17€

L'ouvrage est sorti il y a trois ans. Il demeure cependant d'actualité et permet aussi de faire connaître aux lecteurs de Tramezzinimag (qui lisent l'italien) la maison d'édition qui l'a publié dont le catalogue est plein de trésors sur lesquels nous reviendrons. L'auteur, architecte de son état, nous livre un constat très clair du vivre à Venise au XXIe siècle. Comme le dit la notice, il aborde le destin de Venise, l'urbanisation globale et le destin de la planète. «Des thèmes apparemment éloignés mais qui se rejoignent. Universellement reconnue comme l'une des plus belles villes du monde, Venise est aujourd'hui menacée par la crue des eaux et la monoculture touristique ». Elle se dépeuple, elle se meurt. Comment accepter sa disparition, voire la planifier ? «Dans le scénario mondial du 21e siècle, Venise pourrait être l'une des villes les plus attrayantes de la planète car, en raison de sa durabilité intrinsèque, elle est un exemple paradigmatique de la ville du futur.» Nous n'avons jamais tenu un autre discours dans ce blog : «Une ville compacte à taille humaine, un port d'idées, un carrefour de connaissances et de savoir-faire, un pont entre l'Orient et l'Occident, où la vie est associée à la beauté, à l'harmonie et à la durabilité.» 
Ce livre propose d'«imaginer et de tracer concrètement une renaissance durable, avec une large réflexion sur l'idée de la ville insérée dans une perspective globale qui concerne l'ensemble de la planète.» Passionnant et revigorant. Venise peut-être sauvée même avec les hordes, la gabelle imposée par la junte municipale et seulement seulement 49.000 habitants là où il y en eut plus de 150.000 pendant des siècles...
 
Charles Simmons
Les locataires de l'été

Traduit de l'américain par Eric Chedaille
Libretto Poche, 2022
153pages.
ISBN 978-2-36914-668-1  
8,30€

Une belle découverte. On m'avait beaucoup parlé de l'américain Charles Simmons, romancier et journaliste récemment disparu (2017). Ce petit roman qui date de 1997 est un pur régal. Texte court (152 pages), à l’écriture vive et légère. L'histoire est assez simple : été 1968, un adolescent de quinze ans, fils unique, est en vacances, comme avec ses parents dans leur maison sur une presque-île de la Côte Atlantique des États-Unis. Passionnés par la navigation et par la mer, le garçon et Peter son père passent beaucoup de temps sur leur bateau, un petit voilier en bois, l'Angela. Mais les événements vont se compliquer avec l'arrivée dans le pavillon voisin de la fantasque Madame Mertz et de sa fille, Zina, âgée de vingt ans, apprentie photographe et, surtout, d'une éblouissante beauté. Michael, foudroyé par cette belle jeune femme, découvre l'amour, ses rêves, sa réalité, ses douleurs.
C'est Michael qui raconte cet été-là, celui de ses quinze ans et de son passage précipité et douloureux vers l'âge adulte. 
Sous l'apparente gaieté de ce roman solaire coulent en filigrane une note mélancolique et une certaine amertume. Charles Simmons aborde dans la plus grande des libertés les grands thèmes qui composent la vie : l'amour, le désir, le mariage, la recherche de soi, le temps qui passe et les illusions qui tombent... Il traite son sujet en y apportant toutes les nuances et la profondeur qu'exigent ses personnages et leurs sentiments. À lire ce roman, on songe inévitablement à Tourgueniev et à son Premier Amour, dont ce livre se veut une réécriture, mais le lecteur pensera aussi aux nouvelles de Francis Scott Fitzgerald et bien entendu à L'Attrape-Cœur de Salinger ou encore à Carson McCullers par la grande liberté de ton. La préface de Jérôme Chantreau, le traducteur met l'eau à la bouche dès la première page. Je m'y retrouve quand il explique que :« Depuis que j'avais lu "Le Bonheur des tristes" de Luc Dietrich et que j'avais appris qu'un grabd roman peut[aussi] tenir en peu de mots, je savais qu'il en existait, je les cherchais partout». Pour lui, le roman de Simmons est « un grand livre de chevet, un chef-d'œuvre de poche. Pourquoi grand ? Parce qu'il dit l'essentiel, et même un peu plus. pourquoi petit ? Parce qu'on pourrait passer devant sans le voir. Une esquisse. Un pastel. Il y a peu de livres aussi épurés [...] Et voici entre mes mains Les Locataires de l'été qui semblaient avoir été écrits avec de l'eau, sur du sable. Un récit scintillant comme le bord de la vague, à la tombée du soir. Une aquarelle qui peint l'été radieux, les premières amours et les errements du coeur. Rien de très original, avouons-le. Mais le coup de génie de Simmons, c'est d'avoir ouvert l'été en deux, et d'avoir regardé à l'intérieur. Qu'à-t-il vu ? Que personne ne prend la jeunesse au sérieux. Que la nonchalance est un crime. Que l'été finit mal.» 
Comment dire mieux ce roman qu'avec les mots de son traducteur ? Sa préface donne donner envie de lire séance tenante ce court roman (152 pages). Simmons nous rappelle combien vivre et aimer sont choses dangereuses et que les jours heureux filent comme les nuages... Les deux derniers paragraphes - et surtout les deux dernières lignes - pourraient s'entendre comme un constat d'échec, une grande désolation. Il n'en est rien, le constat fait par Michael parvenu à l'âge qu'avait son père cet été-là, s'il est lucide, n'en est pas moins l'évidence d'un bonheur. Celui de devenir enfin jeune quand, vieilli, la lucidité nous confirme qu'on met longtemps, longtemps, à à y parvenir. N'est-ce pas cela la vraie joie après laquelle nous courons toute notre vie ; cette « Quête de Joie » si bien décrite par Patrice de la Tour du Pin...

Jean-François Beauchemin
Le Roitelet
Editions Québec Amérique, 2023
144 pages.
ISBN : 
978-2764442555

16€
 
Il arrive parfois que le hasard nous mette entre les mains un livre inattendu qui nous bouleverse et nous remplit d'une vraie joie. C'est le cas de ce court récit qui nous vient du Québec. Dès sa sortie, il a enthousiasmé bien des lecteurs, critiques, auteurs ou simples amateurs de lecture. J'en suis à 100%. Je ne résiste pas à vous raconter l'anecdote, car c'est bien de cela qu'il s'agit dans ma rencontre avec l'ouvrage. Une terrasse au soleil, premiers soleils après des jours de bourrasque et de ciels bas et tristes. Une jeune femme qui lit à la table à côté. Je ne distingue pas bien le titre de son livre. Ce que je vois c'est une couverture verte à l'aspect usagé, fané, un oiseau aux ailes déployées occupe presque tout l'espace. Je pense à un bouquin d'occasion. Soudain, la jeune femme le pose, ouvert contre la table et se lève. se tournant vers moi, elle me demande si je peux veiller sur ses affaires un instant. J'acquiesce évidemment. En tendant le bras pour désigner la table, elle fait tomber le livre. Je me penche pour le ramasser, elle aussi. S'en suit un cafouillage, fou-rire de part et d'autre. Une scène à la Christophe Honoré. Finalement, je me relève le livre entre les mains, la jeune femme aussi.
Elle me remercie en me gratifiant d'un très joli sourire. A son retour, nous évoquons le livre que j'ai rapidement feuilleté. Elle m'en parle avec enthousiasme, me conseille vivement de le lire. Voilà l'histoire. Revenu chez moi, j'ai recherché ce qu'on en disait sur le net. «Magnifique récit poétique, Le roitelet de Jean-François Beauchemin donne envie de vivre, d’aimer et d’admirer la lumière qui tombe le soir, avec ceux que l’on aime» écrit Gabrielle Napoli dans la revue en attendant Nadeau (ICI) .

Un homme vit paisiblement à la campagne avec sa femme Livia, son chien Pablo et le chat Lennon. Pour cet écrivain parvenu à l’aube de la vieillesse, l’essentiel n’est plus tant dans ses actions que dans sa façon d’habiter le monde, et plus précisément dans la nécessité de l’amour. À intervalles réguliers, il reçoit la visite de son frère malheureux, éprouvé par la schizophrénie. Ici se révèlent, avec une indicible pudeur, les moments forts d’une relation fraternelle marquée par la peine, la solitude et l’inquiétude, mais sans cesse raffermie par la tendresse, la sollicitude.

« À ce moment je me suis dit pour la première fois qu’il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat, le roitelet, dont le dessus de la tête est éclaboussé d’une tache jaune. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire.»
 
La lecture du Roitelet appelle au partage. Les mots qui disent «cette poésie de l’instant» (Gabrielle Napoli) : « le sentiment tragique de la déchirante douceur du monde », qui nous enveloppe entièrement, de la fraternité et de la beauté, « seule grammaire qui vaille ».
Réflexion sur l’amour qui nous lie tout autant que sur l’art, sur le temps qui passe et les leçons de la vie :«Je me réjouis en tout cas de m’être débarrassé de tout ce qui dans la jeunesse m’avait encombré : la méconnaissance de l’âme, la pauvreté de la pensée, la brièveté de l’amour, la vitesse ». C'est paraphraser Gabrielle Napoli que d'affirmaer que Le Roitelet est un de ces livres qu’on a envie de partager, un véritable trésor qu'il faut faire connaître. C'est aussi un texte qu'on «garde précieusement au fond de soi, tout en le partageant comme un cadeau unique». Gallimard vient d'éditer le livre dans la collection Folio (N°7304),192 pages, 7,80€

 

Recette gourmande : la Gallina Ubriaca

Traditionnellement, les Coups de Cœur de Tramezzinimag finissent par une recette culinaire vénitienne ou inspirée de la cuisine du Veneto mais pas seulement Celle qui vous est proposée aujourd'hui est liée à une petite anecdote familiale...

J'étais récemment chez une vieille dame, grande amie de la famille et l'une des dernières survivantes de la génération de mes parents chez qui elle avait longtemps servi. Elle m'a raconté une anecdote que j'avais oublié et qui mériterait un plus grand développement. Nous habitions à la campagne où mon père était médecin. La maison était grande et souvent pleine d'amis et de parents qui en appréciaient l'accueil et le confort. On y mangeait bien. Un jour d'été, mon père ramena un groupe d'amis quelques heures avant le déjeuner. Ma mère aurait préféré avoir le temps d'organiser leur visite mais comme à son habitude, elle se contenta de soupirer, sachant pertinemment qu'il était inutile de rappeler combien il est nécessaire de prévenir en cuisine assez tôt pour que tous s'organisent.

Mon père était déjà reparti visiter ses malades, laissant ma mère et la maisonnée déjà bien pleine, s'occuper de tout. Pour nourrir tout ce monde, les deux volailles déjà apprêtées ne suffiraient pas. Il fallait bien en ajouter deux autres. La cuisinière, ma grand-mère, ma mère, mes tantes et notre bonne se rendirent à l'évidence : il allait falloir tuer ces pauvres bêtes. Ce fut ma tante danoise qui suggéra de les faire boire jusqu'à les saouler. Il serait alors plus facile de leur trancher la gorge. Mais pour ce faire, il fallait les attraper, les tenir et les forcer à ingurgiter le cognac - ou l'armagnac, nous sommes en Périgord - et attendre qu'ivres, elles tombent quasiment mortes. J'imagine la tension des femmes de la maison et le petit bonhomme que j'étais alors assistant au spectacle sans comprendre de quoi il ressortait. 

Imaginez la course après les volatiles. La vieille dame ne savait plus s'il s'agissait de pintades ou de poulets. Toujours est-il qu'après maints efforts, cris et fous-rires, les cinq femmes arrivèrent à leur fin. Les bêtes totalement ivres furent égorgées, plumées et farcies et tout le monde se régala. Après ma visite, je suis allé jeter un coup d’œil dans les carnets conservés de cette époque pour tenter de retrouver une trace  de l'évènement. Dans l'un des grands cahiers de recettes de la famille, j'ai retrouvé un feuillet maculé de tâches, certainement du gras, couvert d'une écriture déliée mais hésitante. C'était en italien. Le titre : «Gallina ubriaca». C'est certainement cette recette traditionnelle de la campagne vénitienne qui donna l'idée aux femmes de la maison d'enivrer ces pauvres bêtes, poules ou pintades... 


Il vous faut
: une belle poule ou un gros poulet bien en chair, un litre de vin rouge (un merlot ou cabernet sauvignon de qualité), 1/4 litre de cognac, 150 gr de praiatoli (champignons de couche),
100g de farine ou maïzena, 150 g de pancetta fraîche, 1 gros oignon, 1 gousse d'ail, romarin, persil, un peu de thym frais, 100 g de beurre, 1 cs d'huile d'olive, sel et poivre frais moulu, grains de poivre.

Découper la volaille en six ou huit morceaux, les fariner et les disposer dans une marmite en fonte (ou autre mais à fond épais), les faire dorer à feu vif dans l'huile en remuant souvent pour éviter que la viande attache. Quand les morceaux sont dorés, ajouter le cognac en une fois et le vin, sel, poivre et le persil finement haché.Porter à ébullition pour réduire le jus puis cuire à feu doux pendant environ deux heures.

Pour la sauce : dans une casserole à fond épais, faites fondre le beurre, y ajouter la pancetta taillée en lardons, les champignons égouttés et coupés en julienne avec l'oignon, puis la branche de romarin. Faire cuire à feu doux pendant une quinzaine de minutes. Verser la sauce obtenue sur la volaille et continuer à faire cuire. 

Servir les morceaux très chauds nappés de la sauce, traditionnellement accompagnés de polenta (en purée ou en  losanges préalablement passés au grill). On peut aussi choisir un accompagnement de haricots verts frais, de gnocchis au romarin ou de purée de pommes de terre. Bon appétit.

17 avril 2024

Le regard d'Inge Morath sur Venise

Le monde photographie Venise. Depuis le XIXe siècle combien de photographes sont venus tirer le portrait à la Sérénissime. Parmi eux, la grande Inge Morath.

 
















 

26 mars 2024

Quand nous étions confinés...

© Prosper Wanner, 2020
Confiné et pris par des imbéciles, nous n'osions sortir, on parlait de millions de morts à venir et partout, tous autant que nous sommes, nous nous étions soumis à de nouvelles normes, exorbitantes du droit commun, les libertés mises sous clé et la peur quotidiennement étayée par des médias ravis de retrouver un rôle et des millions de lecteurs, pardon de suiveurs. Bref, la belle escroquerie a changé la face du monde. On sait aujourd'hui combien tout cela fut démesuré, absurde. Nos gouvernants firent mieux que Goebbels de sinistre mémoire n'aurait rêvé et Jacques Ellul depuis son paradis a dû sourire de voir ses propos sur la propagande se réaliser, sans que personne ou presque ne rechigne.

Mais foin de polémique. Évoquons plutôt les jolis souvenirs que cette période nous a laissé : les rues vidées de la foule et de la circulation automobiles, le silence absolu, l'air pu, la lumière diaphane et du temps, beaucoup de temps pour soi. Le meilleur endroit pour vivre cette période d'enfermement où tout semblait arrêter de notre vie, de notre quotidien d'avant - en dehors de la campagne et des bords de mer (comble de la bêtise et du ridicule, ils voulaient même nous interdire d'aller sur les plages nous baigner ou sur les routes enneigées pour skier !) - ce fut Venise. !

Cette ville-monde, unique et différente de tout centre urbain parce qu'interdite aux automobiles, aux camions, et à tout autre engin motorisé doté de roue, était enfin rendue à ses habitants, débarrassée du fardeau du tourisme, sans les hordes de barbares qui la souillent et l'étouffent. L'eau de la lagune se retrouva aussi pure qu'à la création du monde. Faune, flore, tout reprenait ses droits.

Tramezzinimag a publié plusieurs billets sur cette période. Je vous invite à relire celui-ci, paru le 22 mars 2021 : «Un dimanche comme les autres mais en plus doux»? Pour le lire : CLIQUER ICI et cet autre publié en avril 2021 : «Aimer Venise avec l’œil et l'esprit", CLIQUER ICI.  

Bonnes lectures et n'hésitez-pas à laisser vos commentaires et Bonne Semaine Sainte !


02 mars 2024

Les années passent, l'essentiel demeure

© Yves Bauchy -2012 - Tous Droits Réservés.

Republié à sa date d'origine, «Le Gardien du pont» (30/09/2012) un billet de fantaisie comme les appelait un vieil ami vénitien aujourd'hui disparu. En relisant ce petit texte léger et sans prétention, j'ai revu la scène originale qui donna ces lignes, près de douze ans plus tôt. Encouragé par les 452 lecteurs (dix fois plus que d'habitude !)du précédent article qui évoquait la médiocrité et l'imposture, je ne résiste pas au plaisir de vous en donner le lien, car il n'est pas évident qu'en passant par nos pages, le visiteur ait l'idée, l'envie ou le temps d'aller voir dans les années passées...

Pourtant, on ne peut que constater que rien n'a vraiment changé. Les images que nous donnions à voir alors de Venise sont pour la plupart semblable à la Venise d'aujourd'hui. Un peu plus de monde, des tensions plus prégnantes qu'avant, d'autres disparues ou soignées. Venise montre qu'elle demeure bien vivante.

Sur Instagram, l'amie Ilona, pianiste et vénitienne d'adoption dans son @quiviviamobene poursuit cet état d'esprit positif que l'on retrouvait dans tous les blogs consacrés à Venise. Dans ses publications,
je retrouve depuis toujours une certaine familiarité de coeur et d'esprit. Je vous les recommande, si vous ne les connaissez pas encore.

Pou l'occasion, Tramezzinimag a invité dans ses pages un ravissant matou bordelais de  nos relations, qui a bien voulu accepter de prendre la pause et d'avoir son élégance posture publiée dans nos pages.

Bonnes lectures et bon dimanche ! 

Venezianamente

29 février 2024

En ces temps de médiocrité et d'imposture...

Poséidon and co surveillant l'entrée de l'Arsenal - © Catherine Hédouin, 2020.

Ce billet d'humeur a été publié la première fois en mai 2017. L'époque était sombre mais le pire finalement était à venir... En le remettant en ligne ces derniers jours, j'ai eu envie de le présenter aux lecteurs de 2024. Sept ans après, il y a eu le COVID et l'éclatement de notre ancien monde, pas mal de dégâts, davantage dans les esprits et les cœurs qu'au niveau des victimes que d'aucuns annonçaient par anticipation à des millions de morts. Des guerres - ce n'est pas nouveau - de plus en plus de membres des élites politiques (c'est salir ce joli mot désormais) qui semblent ne s'intéresser car leurs privilèges et à l'argent qu'ils peuvent entasser, des chefs d’États puissants qui sont traduits devant la justice de leur pays, des dictatures qui refleurissent un peu partout et des gens fatigués de beaux discours et qui ont peur de l'étranger, de la différence, sont prêts à confier notre destinée à des remugles d'une époque qui pue encore. Bref, il y aurait de quoi se lamenter, mais la jeunesse d'aujourd'hui demeure joyeuse et spontanée, généreuse et turbulente, partout des associations d'entraide et de secours tendent une main généreuse à ceux qui sont dans la souffrance, la misère, le rejet. 
 
By courtesy © luisella_romeo, juillet 2020

Et Venise, qui perd chaque jour de  nouveaux habitants palpite toujours sous le même ciel. La ville résiste, son peuple résiste, ses étudiants résistent. Tout n'est pas rose dans notre monde, mais à regarder les canards batifoler dans les canaux, entendre les enfants qui sortent de l'école et jouent sur les campi, les étudiants qui se retrouvent du côté de la Misericordia, ceux qui voguent comme le faisaient leurs ancêtres, les cloches qui sonnent de campanile en campanile, tout redonne à celui dont le coeur reste ouvert au monde, bienveillance et sourire. Oui nous vivons encore davantage des temps de médiocrité et d'imposture, mais comme le proclamaient les nombreux panneaux qu'on croisait dans les rues de Venise durant cette période incroyable du confinement « Andrà Tutto Bene », car la raison et la joie ne meurent jamais. Gardons espoir ! Bonne fin de semaine à vous !
 
 04/05/2017
Pour que la tristesse du constat qu'aucun esprit éveillé et libre ne peut pas ne pas ressentir, pour que ne s'étiole pas l'envie d'écrire et ne parte en fumée l'enthousiasme qui nous conduit chaque matin à créer, construire, inventer, partager pour davantage de beauté et d'amour, rien de tel qu'un retour sur soi. 
 
Dans le confort de la maison, les volets tirés, une tasse de thé et quelques biscuits à portée, loin de la fureur du monde et des conversations consacrées à ce second tour des élections présidentielles, votre serviteur s'est retiré. Les Lettres d'une vie de François Mauriac, Les Lettres de Gourgounel de Kenneth White et son essai, Les Cygnes sauvages, un texte de Jouve et un autre de Jacottet, voilà de quoi nourrir ma soif de pureté et d'authenticité. Pour compléter l'ensemble, le chant nostalgique mais serein du piano de Gabriel Fauré, interprétant (en 1913) sa Pavane (Opus 50) composée en même temps que son célèbre requiem et la version jazz de Bill Evans

 
 
Nostalgie d'un temps où les arts et la culture comptaient bien plus que les comptes bancaires ou les vulgaires calculs politiciens. Mais face à ce dépit (je ne sais pas vous, mais je ne me remettrai pas avant longtemps de ce cirque médiatique, de ces élections pilotées par des imposteurs qui prennent les citoyens pour des veaux ou des moutons, je ne sais pas ce qui est pire finalement - et de notre démocratie qui baisse la garde face à la candidate de la peste brune, l'acceptant comme n'importe quel autre candidat, et ne hurlant pas devant ses emprunts à la dialectique gaulliste à laquelle son père et elles, tous leurs sbires et leurs sicaires se sont toujours violemment opposés.), pour ne pas sombrer dans le dégoût et le pessimisme, les arts, la lecture et la musique sont le remède. Dos rond jusqu'à ce que le peuple, enfin, retrouve la raison.

En attendant, reparlons de Venise, qui sera encore longtemps après que nous soyons disparus, en dépit des efforts que font certains pour en venir à bout...

24 février 2024

L'hiver qui s'éloigne nous envoie son arrière-garde

Il n'est pas encore parti et n'a pas dit son dernier mot. Le bonhomme, rusé, envoie ses giboulées. Elles nous prennent par surprise. Ne sont-elles pas après tout placées sous l'égide du dieu de la guerre puisqu'on les sait naître en mars. Qui dit encore qu'il n'y a plus de saisons et que tout est chamboulé ? Apparemment le changement climatique, s'il s'avère être tout sauf une invention d'hallucinés adeptes du complot, n'a pas encore eu raison des adages paysans, des proverbes populaire de l'almanach Vermot

by courtesy of © Catherine Hédouin - 2016

Car avec quelques heures d'avance sur la tradition climatique, les giboulées de mars nous tombent joyeusement dessus, aidées en cela par une mercenaire au joli nom de princesse. La tempête Pia qui provoque depuis quelques jours de fortes pluies et des vents violents dans le Nord de l'Europe et couvre désormais une bonne partie de l'Europe, routes sont bloquéeset zones côtières inondées, fleuves qui débordent faisant quelques victimes au passage et de nombreux dégâts. Pia décoiffe et fait s'envoler les parapluies, aboyer les chiens et frissonner les chats réfugiés bien au chaud quand ils le peuvent.Petit détail amusant : J'étais il y a un peu plus d'une heure, à Bordeaux, assis à une terrasse sous ciel d'un bleu très pur et un soleil primavérile - pour emprunter l'adjectif italien à Paul-Jean Toulet qui l'avait certainement lu dans un poème d'Adelsward-Fersen. Le café était digne des cafés italiens. Il me fallait rentrer à contre-coeur pour poursuivre ce travail de forçat auquel je m'astreins depuis des mois : reconstituer un à un la totalité des billets publiés dans Tramezzinimag depuis mai 2005, avec les illustrations, les vidéos, les sons et les nombreux commentaires d'origine. 

La tentation était forte de délaisser mon devoir pour m'adonner à ce doux farniente, ma vraie nature en réalité, penchant honteux dans ce monde commandé par l'appât du gain et des apparences. Dehors, l'habituelle manifestation dominicale. Aujourd'hui, les ukrainiens. Quelques cris, des oriflammes bleus et jaunes. Les mêmes couleurs que celles qui décoraient quelques heures auparavant, le temps du café post-méridien et... la pluie, d'abord fine et discrète, le ciel d'un gris tellement sale, comme dans la chanson de Jacques Brel, un gris qui fait se perdre et se pendre un canal et fait l'humilité, et l'averse qui décuple sa force poussée par le vent d'est de la chanson. Encore un coup des méchants russes à moins que ce ne soit la faute des enfants de chœur ukrainiens. Ceci posé, je ne prêtais pas beaucoup d'attention à ce changement de décor, chronique attendue de ces semaines intermédiaires quand débute le Carême. j'avais à classer des photographies retrouvées dont j'avais fait mon deuil. Envoyées par une grande amie, soutien inconditionnel et lectrice de la première heure de Tramezzinimag, elles ont souvent illustré mes billets. Son œil acéré et son amour pour la Sérénissime produisent des clichés qui le plus souvent illustrent les articles du blog comme un complément naturel, évident des textes. 

Le fichier qui s'ouvrit pendant que je me préparais une tasse de thé, contenait des clichés de Venise... sous la pluie ! Quand on dit qu'il n'y a pas de hasard !  Quatre d'entre eux ont été pris depuis les fenêtres du salon de l'appartement de la Calle dei Avvocati, qui donnent sur le campo sant'Angelo. Pendant plusieurs années, je m'y suis rendu, j'y ai reçu mes enfants, mes amis, il y eut des dîners entre amis, une exposition des grandes peintures d'une amie suédoise. Situé à l'étage noble, il était assez haut pour permettre une vision globale du campo mais le bâtiment très ancien faisait cet étage  - celui du dessous, à l'entresol était occupé une partie de l'année par une artiste parisienne, et celui au-dessus de celui de Catherine, abrita pendant quelques mois une autre amie, vasco-parisienne, historienne de l'art venue inventorier l'ensemble de l’œuvre de Clementina et Lucio Andrich, couple d'artistes au talent éclectique, conservée dans leur villa de Torcello, sur les marais de la Rose. 

Comme Catherine, la couleur rose saumon de la façade du palais de l'autre côté de la calle, me fascinait. Lorsque j'occupais l'appartement, je déplaçais canapé, fauteuil et bureau du salon pour pouvoir avoir à la fois la perspective du campo avec le campanile penché de Santo Stefano et cette façade muette dont l'enduit montrait des nuances changeantes selon les heures, était éclairé par une ogive gothique en pierre d'Istrie murée depuis longtemps. Quand il pleuvait - comme sur la photo ci-dessous - la visions était magique. L'immeuble rénové et les appartements refaits, je suis persuadé que l'actuelle occupante des lieux aime à contempler cette vue.

by courtesy of © Catherine Hédouin - 2016

Une situation assez proche de la rue donc pour assister à son spectacle sans cesse renouvelé, chaque jour et chaque moment de la journée en faisant un palcoscenico que n'aurait pas renié Mario Praz, Luchino Visconti ou son émule Franco Zefirelli. Vous entretenant de la pluie et des giboulées, ces quelques images instantanés capturés par Catherine Hédouin pendant l'été 2016, ne font-elles pas spectacle vivant, ballet de figurants hallucinés dont on ne sait que trop bien les préoccupations, celles-là même que Michel Butor a si joliment rapporté dans le somptueux San Marco dont il a été plusieurs fois questions dans ces pages. 

En légende, ne pourrait-on pas - toujours sur un ton humoristique gentiment ironique - que même s'il pleuvait des hallebardes de bois et de fer, les touristes continueraient à arpenter les rues de la ville. Seuls les vénitiens savent aller par les ruelles étroites et les ponts glissants avec leurs parapluies, voir le désarroi des touristes est touchant. Un dépliant récent est à leur disposition pour savoir comment circuler avec un parapluie sans éborgner personne ni bloquer le flux des passants. Être bon vénitien n'est pas toujours inné, il y a des conventions et des usages à apprendre. Qu'on se le dise. 

by courtesy of © Catherine Hédouin - 2016

Sur la première photographie, le lecteur avisé aura remarqué le cocasse d'une photographe immortalisant celle qui depuis la fenêtre du salon la prend eu même moment en photo... Je ne sais pas vous, mais on est en présence d'un de ces clins d’œil délicieux, qu'on peut classer dans la fameuse catégorie, tendre ou drôle, de l'arroseur arrosé ! 

Un grand merci à l'amie Catherine, pour ses photos, sa patience et son humour, à qui je dédie cette petite vidéo du vidéaste Phil Brammer que m'a adressé en 2016 un ami britannique

 

«Passeggiando sotto la pioggia, Venezia »(Promenade sous la pluie, Venise) a été filmé par Phil Brammer, le 23 avril 2016 dans les sestieri de San Marco et de Cannaregio.

23 février 2024

« Produire la civilisation en masse, comme la betterave... »

Pour Antoine, 
en souvenir de nos échanges, de nos idées, nos rires et nos débats,
de nos voyages d'autrefois et de ceux qu'il nous reste encore à faire.

Retrouvé ce texte de Lévi-Strauss. L'extrait m'avait été envoyé par mon ami Antoine, journaliste et grand reporter, homme de radio et de passions. Parmi tout les messages que je recevais qui, pour la plupart, concernaient Venise mes publications sur Tramezzinimag, Antoine a fait partie, avec deux ou trois autres amis très chers, de ces correspondants dont on attend toujours avec impatience le courrier. Nos échanges épistolaires, avant d'être «dématérialisés» sur Hotmail, Yahoo ou Gmail, avaient la forme tant aimée de feuillets de papiers glissés dans une enveloppe aux jolis timbres dont l'oblitération portaient la date d'envoi. Toujours une surprise, un bonheur réveillé à chaque fois, A chaque missive, c'était comme un peu de soleil qui arrivait.

Qui prend désormais le temps d'écrire à la main ? On dit que les plus jeunes ne savent pas comment remplir une adresse ni où coller le timbre sur une enveloppe. On cherche les boites à lettres et les bureaux de poste se font rares, presque tous devenus des bazars où on peut acheter tout. Propos de ringards, je sais. J'assume cette nostalgie. L'attente du facteur qui passait deux fois par jour, le regret des lettres en papier pelure et leurs enveloppes encadrées d'une bande tricolore réservés aux envois «Par Avion», les cartes postales postées tôt dès la première levée et qui parvenaient à leur destinataire le soir-même, les télégrammes qu'on recevait en mains propres, porteurs de sinistres nouvelles ou de joyeuses annonces. Je pourrais paraphraser  Gainsbourg, Je me «souviens des jours anciens» et «je pleure»... mes «sanglots longs ne pourront rien y changer». 

Était-ce de l'aveuglement ou un trait de mon caractère naturellement porté vers la joie et l'optimisme, mais cela me semble un vrai bonheur que d'avoir connu cette époque où notre civilisation se déployait, les guerres n'étaient que des souvenirs, vivre semblait ne pouvoir être que joyeux. On se moquait des postes italiennes, espagnoles et des pays qu'on disait moins civilisés. On se moquait aussi de leurs trains toujours en retard. Puis notre époque moderne a laissé s'emballer la technique, le progrès est devenu une fin en soi, l'argent aussi. On nous enseignait que ce n'étaient que des outils qui allaient faciliter la vie de tous, façonner l'égalité et par ricochet la fraternité. On sait aujourd'hui combien progrès, technique, communication et pognon grignotent jour  après jour nos libertés, La Liberté. Et c'est la voix de Léo Ferré que j'entends dans ma tête en tapant ces lignes « Avec le temps, va, tout s'en va... tout s'évanouit...» 

Antoine donc, dans un courriel m'avait adressé cet extrait de l'ouvrage célèbre de l'anthropologue Claude Levi-Strauss. Je ne sais plus à quel propos. C'est en le lisant que j'ai pensé à cette notion du « Spirito del Viaggiatore » qui est devenu un libellé du blog et sera bientôt je l'espère, le titre d'une collection des Éditions Deltae.

Ceux d'aujourd'hui n'ont rien connu de cette époque. C'était déjà la fin de ce monde porté par nos grands-parents, ceux qui ne voulaient plus de guerre, plus de misère, plus d'injustice. Un réalisateur disait sa surprise en tournant un film se déroulant dans les années 80, de voir ses jeunes acteurs de vingt ans ne pas savoir comment utiliser le cadran d'un téléphone pour y faire un numéro pris dans un annuaire en papier... La mélancolie ne doit pas tourner à l'aigreur ni aux regrets. Les premières automobiles étaient réservées à une élite, n'importe qui aujourd'hui possède une voiture et les voyages sont plus rapides, les distances abolies... 

On peut voir les choses ainsi et penser qu'en dépit de ce que nous avons perdu, oublié ou sacrifié du passé, tout est pour le mieux ; qu'il suffit de quelques ajustements, quelques recadrages pour qu'enfin le monde vive un nouvel âge d'or... Et pourtant, combien les signaux se font de plus en plus voyants ! Partout la démocratie recule, mise en cause par ceux-là même qui devraient la défendre, partout les égoïsmes prennent le dessus sur la solidarité, l'empathie, le partage. La fraternité est devenue communautariste, les esprits ne connaissent plus les nuances, il y a ce qui est blanc et il y a ce qui est noir... C'est là-dedans que nos enfants grandissent. 

Vettore Zanetti. Coll. Part.

Venise - Tramezzinimag a toujours défendu cette idée - est un laboratoire. On peut y observer à la fois les pires choses, les choix les plus imbéciles, les comportements les plus détestables qui à un moment ou à un autre se reproduisent ailleurs. On peut y retrouver des idées, des techniques et des systèmes spécifiques qui peuvent être implantés ailleurs. C'est l'exemple de la protection des eaux que dès le Moyen-Âge la Sérénissime sut mettre en place, celui de la gestion des communications et des infrastructures qui fascina Le Corbusier et inspira l'architecture des villes nouvelles, etc. Aujourd'hui la Venise contemporaine doit affronter, comme ailleurs, la déliquescence de ses élites qui, à de rares exceptions, travaillent pour leur propre intérêt et semblent n'avoir pour devise que le triste "après nous le déluge"* qu'on attribue à tort à l'un de nos rois. 

« Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus.

« Aujourd'hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l'Asie tout entière prend le visage d'une zone maladive, où les bidonvilles rongent l'Afrique, où l'aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d'en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n'a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. Comme son œuvre la plus fameuse, pile où s'élaborent des architectures d'une complexité inconnue, l'ordre et l'harmonie de l'occident exigent l'élimination d'une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est infectée. Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité.« Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l'illusion de ce qui n'existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l'accablante évidence que vingt-mille ans d'histoire sont joués. Il n'y a plus rien à faire : la civilisation n'est plus cette fleur fragile qu'on préservait, qu'on développait à grand peine dans quelques coins abrités d'un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur diversité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L'humanité s'installe dans la monoculture, elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comporte plus que ce plat. »

Claude Levi-Strauss(**)

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Notes
 
(*) : « Après moi, le déluge. Ce doux et sociable proverbe est déjà le plus commun de tous parmi nous » disait en 1756 le père de Mirabeau. C'est la Pompadour qui aurait dit cette petite phrase au roi Louis XV après une bataille perdue par les armées du roi contre les prussiens. Le roi l'aurait repris au sujet de son petit-fils, le futur Louis XVI. Mais rien n'est moins sûr. Ce qui est sûr c'est que l'expression était très en vogue à la fin du XVIIIe, caractéristique de l'esprit de légèreté et d'inconscience qui régnait chez les élites de l'époque. Ne peut-on y voir une ressemblance avec notre époque ?
 
(**) : C.Levi-Strauss, "Tristes Tropiques"(1955). Plon, Collection 10/18, page 25-26 .


15 février 2024

Archives : Le livre d'or de Tramezzinimag retrouvé !

Chers Lecteurs, vous vous souvenez peut-être du Livre d'Or de notre blog qui permettait de laisser un message comme on le fait lors d'une réception ou d'une cérémonie, un vernissage, etc. Il fut actif en ligne à partir de 2007.

Perdu en même temps que le reste en 2016, nous en avons enfin retrouvé des bribes que nous venons de poster sur une page spécifique que vous trouverez parmi les autres pages dans la rubrique : Les Hors-Textes de Tramezzinimag : cliquer ICI