26 janvier 2018

Je ne retrouve personne


Le Caigo qui recouvre la ville depuis hier rend propice à l'introspection, surtout quand la page demeure blanche et que toutes les belles idées, les jolies phrases qui jaillissaient toutes à la fois dans ma tête ne retrouvent pas leur chemin jusqu'à la plume. Est-ce bien raisonnable de s'acharner ainsi ? Cette réflexion m'a fait penser au titre d'un livre d'Arnaud Cathrine, écrivain que je n'ai pas le bonheur de connaître personnellement, mais dont je me sens très proche depuis ses premiers livres. 


Communauté d'idées et de mots. Michel Abescat, dans la critique d'un de ses ouvrages pour Télérama écrivait : "La recherche inlassable d'une vérité intime, d'une liberté de soi que seule l'écriture permet d'approcher et d'imposer, qu'elles qu'en soient les conséquences [...] Oser ainsi, au fil des pages, livre après livre, une sorte d'autoportrait crypté, les masques de la fiction servant à faire tomber, un à un, ceux de la vie réelle..." N'est-ce pas ce qui a déclenché un jour, il y a fort longtemps, cette obsession de l'écriture quand bien même d'autres avant moi avaient su répondre avec génie à la même obligation : tenter de solder une fois pour toutes les comptes de la jeunesse...


Voyez-vous même : Un éternel jeune homme, inaccompli, empêtré dans une enfance et des liens familiaux dont il ne parvient pas à se libérer, incapable de s'engager "autrement que dans l'écriture". Sa jeunesse est partie. Il ne retrouve plus personne et ne s'est pas encore trouvé, faute d'affirmer au grand jour sa singlarité et sa liberté, son goût des "chemins de traverse, des sentiers dépréciés", lui qui n'est pas "fabriqué pour emprunter les grandes avenues et habiter les foyers respectables." Le jour où il en sera capable, sera-t-il capable aussi de comprendre pourquoi il écrit ? Ma ligne d'écriture est la même. Exactement. Cela est frustrant au premier abord. Réconfortant ensuite car cela signifie après tout que ce que je ressens et tente de traduire avec mes mots, est ressenti aussi par d'autres qui tous sont des écrivains accomplis. Ce qui au premier abord devrait me pousser à jeter l'éponge me renforce plutôt dans mon désir d'écrire. Mais que le lecteur ne se trompe pas, bien que de la génération qui en a fait une sorte de florissant fonds de commerce, ce n'est pas d'auto fiction dont il s'agit, oú du moins pas seulement, pas entièrement. 

C'est le seul moyen dont je dispose en fait pour transmettre des couleurs et des sons venus de ma propre enfance, les bonnes et mauvaises expériences de ma jeunesse, à une autre jeunesse qui ne demande rien mais que nous devons prémunir de tomber dans les mêmes travers, les mêmes ornières. Il m'est souvent dit que je suis davantage un passeur qu'un pédagogue. J'en conviens. Ce que j'écris ne serait alors destiné qu'à cette jeunesse qui m'attire d'autant plus que je me suis empêché de vraiment vivre la mienne. Les anglo-saxons ont une belle expression pour cette période dense et très courte où le jeune garçon n'est pas tout à fait sorti encore de l'enfance tout en étant déjà confronté aux désirs et aux pensers de l'adulte : the Coming of Age (littéralement l'âge qui vient). Agathe Gaillard explique quelque part à Hervé Guibert sa fascination pour "ces petits garçons dans des corps d'adulte".Ce qu'elle exprimait au regard de la photographie (Elle fut la première à ouvrir une galerie entièrement consacrée à la photographie rue du Pont Louis-Philippe, lieu que j'ai souvent hanté dans ma jeunesse sans jamais pouvoir oser rien acheter), pourrait s'appliquer au cinéma, à la musique et donc à l'écriture.

Mais cela ne suffit pas pour justifier une œuvre ni pour en constituer une. Roland Barthes nous a prévenu :"On échoue toujours à parler de ce qu'on aime"... De là à penser que c'est parce qu'on n'a pas aimé - oú assez aimé - sa propre jeunesse qu'on est si prolixe sur le sujet... pour paraphraser Barthes encore, il s'agit de parvenir à engager un long travail de retrouvailles. Opérer en soi le retour d'une âme trop longtemps absentée. Le plus souvent parce que nous l'avons chassée... Partir du journal intime pour tenter de le faire devenir une œuvre qui puisse servir à ceux qui arriveront après nous et leur éviter les mêmes chutes et plus tard les mêmes regrets ?

Venise et son brouillard en tout cas m'aident à ne garder de cette introspection que l'utile. Beaucoup d'humilité, pas mal de doutes et une grande frayeur. Celle de se perdre, de vouloir faire de jolies phrases, élaborer des effets qui sonneraient faux, outrés. Mais la pulsion est incontrôlable en vérité. C'est de bonheur dont il s'agit. Paroles de passeur : l'acédie, ce vague à l'âme que nous ont légué les anciens, entraîne au malheur et, purtroppo, être malheureux se traduit le plus souvent par l'impossibilité de donner aux autres ! Que ceux qui ont quelque chose à dire s'expriment maintenant oú qu'ils se taisent à jamais.

22 décembre 2017

C'est déjà mieux que rien : les maxinavi définitivement interdits à Venise


S'il faut modérer notre enthousiasme car le péril n'est pas définitivement écarté, l'intervention de l'UNESCO a tout de même finalement fait bouger les autorités locales et la solution la plus viable a été retenue : Si les maxinavi continueront de décharger à Venise des hordes de touristes - cela ne se fera plus - d'ici 4 ou 5 ans, selon les délais impartis - ce sont seulement les navires de plus de 55.000 tonneaux, les gigantesques monstres marins qui n'ont de bateau que le nom, qui seront bannis des eaux urbaines. Pour l'instant, les autres navires pourront continuer de passer et repasser devant le palais des doges et la pointe de la douane en toute légalité.

Cette décision définitive et incontestable est certes un progrès. Cela éloigne un danger potentiel pour la cité des doges et son inestimable richesse architecturale, mais aussi pour son écosystème. Dès l'achèvement des travaux, les navires pénètreront dans la lagune via le canal emprunté autrefois par les pétroliers, pour accoster à Marghera. Cela coûtera cher puisque 70.000.000 d'euros vont être ainsi mis à la disposition de la municipalité... Le maire de Venise a des raisons d'être satisfait, Marghera recevra ainsi une manne qui devrait favoriser son redéploiement mais qui risque aussi de faire flamber davantage le prix de l'immobilier dans la zone. 

On reste dans une logique ultra-libérale où le risque écologique n'est que très peu pris en considération. En effet, il faudra approfondir le chenal déjà existant et créer de nouvelles infrastructures portuaires adaptée, bousculant une fois encore le fragile écosystème lagunaire sans compter que la solution retenue désormais n'empêchera pas ces monstres marins de polluer les eaux et les airs avec les rejets inhérents à tout navire. Sauf que la lagune de Venise n'est pas l'océan et que faune et flore sont composées d'espèces fragilisées par le réchauffement climatique, par des années d'insouciance environnementale et de dragage et pompage des fonds. 

Ne l'oublions pas, et c'est là le premier combat pour défendre Venise et préserver son avenir de lieu de vie, si la lagune meurt, Venise suivra et disparaîtra à jamais. Une fin inévitable si on continue à appréhender le problème de la protection de ce site naturel unique au monde et d'une grande fragilité seulement du point de vue des profits et des bénéfices de quelques grandes entreprises,de  leurs actionnaires et de leurs intermédiaires...

20 décembre 2017

Un affreux cauchemar...


L'autre nuit, après un dîner trop copieux et une longue discussion avec d'autres féals, afficionados de Venise, j'ai fait un cauchemar. Un de ces songes odieux qui vous réveille au milieu de la nuit, suant et transpirant, les cheveux dressés sur la tête. Je venais d'apprendre horrifié qu'une municipalité devenue hystérique avait transformé d'un coup de baguette magique la cité des doges en un monopoly géant. Laissez-moi le partager avec vous. Comme un remède réconfortant.

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Un être hybride que je reconnus être le maire grâce à son couvre-chef hybride, à la fois corno du doge et haut de forme des banquiers d'avant la crise de 29, sur lequel on lisait le mot  SINDACO en lettre d'or, occupait tout mon champ de vision. Cette énorme créature avait parfois le visage de Trump puis celui de Berlusconi, mais toujours avec mèche et moustache à la Adolf et une grimace à la Mussolini, fumait un énorme cigare. Il trônait, assis dans le plus simple appareil à califourchon sur une barrique que des nains vêtus comme des gondoliers, tous aussi laids que lui s'efforçaient d'éventrer pour en faire jaillir des pièces de monnaie, La population était dans des sortes de cage et tendait la main en dehors des grilles pour quémander je ne sais quoi. Tous hurlaient. 

© Ludovico de Luigi
Le sol était couvert d'un tapis n'en finissant plus de de se dérouler, recouvrant à la vitesse de la marée les masegne des calle et des campi avec des cases imprimées comme au Monopoly. Tous ceux qui s'opposaient à la progression du tapis sur lequel avançait le cortège du maire suivi d'une foule de types en redingote noire et hauts de forme les poches débordant de billets de banque de toutes les couleurs. En décor de fond, se mêlant aux façades des palais du grand canal et des monuments que je voyais défiler, s'écrouler, se redresser, des montagnes de détritus avec à leur sommet les Pink Floyd et des diables qui ricanaient. Comme à mon habitude j'évitais les voies prises par les touristes pour aller mon chemin. Je devais me rendre chez des amis apparemment. Arrivé devant leur porte je tombais nez à nez avec le maire habillé en groom. Le palazzo était devenu une auberge de luxe. Aux fenêtres d'horribles vieilles édentées montraient leur poitrine siliconée en ricanant. Je me retrouvais devant Rosa Salva devenu un Burger King observant les frères dominicains d'en face que rudoyaient des policiers habillés comme les moudjahidines de Daech vers la basilique transformée en mosquée. Des livres et des tableaux brulaient au pied du Colleone.
J'avais faim, un passant édenté me recommanda le fast food : "ils donnent les restes aux résidents, vas y tu pourras trouver de quoi manger". J'allais pieds nus, comme les vénitiens que je croisais. partout des papiers de couleurs tombaient du ciel avec une seule inscription "Voglio vivere al paese". Et soudain un énorme flux de touristes déboula, emportant tout sur son passage. Je me réveillais au moment où un cri affreux emplissait l'air "le Mose, il a cédé, les touristes vont nous noyer !" Affreux, mais authentique, j'en étais retourné comme un gosse qui a vu de le diable dans son sommeil. Des hordes de touristes déboulèrent dans un grondement assourdissant, celui de centaines de milliers de valises à roulettes...


La bonne chère, les bons vins et nos débats de la veille sur comment faire pour sauver Venise mais aussi les autres métropoles menacées par le tourisme Unesco et la spéculation immobilière, comment lutter contre les puissances financières qui ne songent qu'au profits immédiats et se battent le coquillard de l'impact sur la nature, sur l'avenir des générations futures, sur la protection de la faune,d e la flore, des savoirs ancestraux, de la vie tout simplement... Ceux qui sont régulièrement à Venise le savent bien, le tourisme de masse, ces foules qui viennent à Venise sans vraiment savoir où ils vont ni pourquoi ils y vont, détruit peu à peu le tissu social traditionnel et emporte au passage les outils de la vie quotidienne. 

© Ludovico de Luigi
Plus assez de logements, plus de commerces de proximité, de moins en moins d'école et de services de soin et d'aide, de plus en plus de bâtiments publics cédés à des grosses compagnies pour en faire des résidences de luxe ou des hôtels... J'en passe. Certains des convives du fameux dîner prônaient la mise en place d'un numerus clausus. Les moins concernés disaient qu'augmenter fortement la taxe de séjour et limiter avec des contrôles draconiens la location de chambres et d'appartements aux touristes étaient la solution, d'autres proposaient de clôturer l'area marciana (la piazza, la basilique et le palais des doges) et d'y regrouper les boutiques de colifichets pour les touristes qu'on organiserait par strates, des basiques aux objets de grand luxe, et de mettre en place un accès payant et limité par jour. d'autres inventaient déjà un Veniceland à côté sur la terre ferme ou sur l'Adriatique, qui reprendrait les lieux phares en fac-similé : les campaniles, les palais les plus célèbres et y mêlerait un centre commercial comme on en voit surgir partout avec les mêmes enseignes, les mêmes estaminets, en soignant le côté couleur locale. Un fac-similé comme pour les grottes de Lacaux... R., le plus pessimiste annonçait avoir mis sa maison familiale en vente pour une somme rondelette, préférant acheter un studio en montagne, un appartement en bord de mer et une maison sur la terre ferme et offrir à ses deux enfants des études à l'étranger... "De toute façon nos enfants ne resteront pas. Il n'y a aucun avenir pour eux sauf à renoncer à vivre bien ou faire le gondolier, le serveur ou la femme de chambre" renchérit sa femme...
Rappelez vous la sombre prédiction d'Otto de Habsbourg que je cite souvent : "Prenons garde de ne pas laisser venir un monde qui feraient de nos enfants les garçons de café des touristes des grandes puissances" Combien il avait raison. c'est lui aussi qui décrivait, horrifié, la désertification des centres urbains historiques. "Voyez, nous disait-il, les magasins disparaissent les uns après les autres et bientôt il y aura partout à leur place des garages, des logements, des banques" prophétisait-il. Partout le libéralisme a grignoté la vie quotidienne, les moins bien lotis financièrement ont été chassés vers les périphéries et peu à peu on a ainsi tué les villes... La prolifération des tags et autres graffitis dans les rues de Venise n'est qu'une anticipation de ce que le centre historique est en train de devenir : un désert. Paradoxe bien triste, ce désert est parcouru chaque année par près de 30.000.000 d'individus qui piétinent en masse des lieux-symbole connus du monde entier : le pont Rialto, la piazza, la Riva dei Schiavoni devant le pont des Soupirs... San Marco est le sestiere de Venise où il y a désormais le moins de résidents... On parle depuis des années de permettre à ce tourisme de masse, ces hordes de barbares dont nous parlons depuis plus de trente ans de se répandre partout dans la ville, dans le but d'éviter l'étranglement du centre historique mais dont on sait bien que la vraie conséquence, loin de contenir le nombre de visiteurs, permettrait de l'accroître encore davantage, ne laissant bientôt plus un m² disponible pour la vie quotidienne de ses habitants, contraints de partir ou de résister... 


"Marinello chiude".
Ce furent les premières paroles que prononça un ancien voisin du temps où j'habitais Cannaregio, calle del'Aseo précisément. Marinello, c'est une institution. LE marchand de chaussures du quartier et d'au-delà. Installé juste à la fin de la guerre, le magasin fait partie depuis toujours du paysage commercial de Cannaregio. Au moment où j'écris ces lignes, je devrais mettre cela au passé car Marinello vient de fermer ses portes après plusieurs semaines de liquidation. Je venais juste de rentrer. Après quelques semaines en août avec ma fille et son ami, j'avais laissé Venise infestée de touristes juste avant la Mostra du Cinéma. Il y avait bien ces affichettes annonçant des soldes , mais je n'y avais prêté aucune attention. En novembre, c'était devenu notoire : le magasin allait fermer ses portes à jamais.Un de plus qui serait transformé en boutique pour touristes ou en restaurant...
J'avais connu le même choc il y a quelques années quand Petenello, le magasin de jouets et autres articles du campo Santa Margherita avait baissé son rideau. Un vrai chagrin tant ses vitrines remplies de jouets en bois, de petits objets adorés par les enfants, était une des composantes du campo. Ses rayons remplis de boîtes aux trésors et le vieux comptoir débordant de babioles où j'aimais farfouiller depuis toujours allait me manquer... Comme Petenello, j'ai toujours connu Marinello. Comme le marchand d'estampes près du Goldoni, le vendeurs de livres anciens sur le campo Santi Apostoli, et tel boulanger, tel charcutier, tel marchand de fruits, la minuscule rôtisserie près du Ghetto où certains jours les volailles à peine livrées attendaient leur triste sort dans des cages de bois sur le sol de la calle. Le seul endroit à l'époque où on trouvait des frites (maison) à emporter pour accompagner les poulets rôtis.
Installé par Bruno Marinello en 1946 à côté du Teatro Italia (transformé depuis peu en supermarché), après des années de chalandage à deux pas de là, avec son  Banco del Popolo sur le Rio Terà San Leonardo, le magasin devint vite une affaire familiale. Chaque jour après l'école, Bruno initiait ses deux fils Paolo et Robert qui reprirent l'entreprise après la disparition du fondateur. Le commerce devint vite prospère, surtout à partir des années 80 quand le magasin se modernisa et s'agrandit. Tout le quartier venait s'y chausser. Amateur de football et de basket, il fut le premier à proposer un choix complet de chaussures de sports. Il fallait monter à l'étage pour trouver le modèle convoité et toute la jeunesse sportive des environs grimpa un jour ou l'autre l'escalier du magasin. Ah les chaussures de foot de Marinello ! Le négoce devint vite le fournisseur des clubs sportifs du quartier, notamment l'Alvisiana de San Girolamo. Même le curé de la paroisse portait des tennis de chez Marinello sous sa soutane. Comme nombre de ses collègues d'alors, il n'hésitait pas à participer aux parties de foot ou de basket dans la cour du presbytère. Il suffirait d'interroger les gens de ma génération pour confirmer combien ce magasin était un passage obligé pour tous les garçons de Cannaregio et au-delà. Le nouveau tourisme a eu raison de l'affaire. La concurrence des magasins chinois, les franchises des grandes marques internationales, les centres commerciaux de la périphérie, tout cela mis ensemble a poussé les frères Marinello à prendre leur retraite. 
Renseignement pris auprès de Mattio, le fils de Paolo Marinello, il y aura un restaurant à la place des chaussures. Sic transit gloria mundi.

18 décembre 2017

Isabelle Khana déploie ses ailes pour Venise (Suite et fin)

Pluie de messages et de commentaires sur la première partie de ce billet consacré aux malheurs de Venise et à cette jeune femme passionnée qui cherche de toute son énergie comment aider les vénitiens au mieux et tenter ainsi, comme la plupart d'entre nous, de renverser la vapeur. Écrites sur une table d'un café de Milan, entre deux trains, il est vrai que ces lignes respirent un certain pessimisme. Trop vite mis en ligne avant de monter dans le train qui allait me ramener en France où je n'avais vraiment pas envie de retourner, le texte aurait mérité d'être revu et adouci. Mea culpa donc, chers lecteurs.

Il s'agissait d'introduire l'entretien informel que j'ai eu avec cette sympathique et charmante parisienne dont tout le monde parle. Isabelle Khana, dont le combat pour Venise a attiré l'attention des médias italiens et par ricochet des réseaux sociaux. Introduit par un ami, la dame qui était encore quelques jours à Venise avait un peu de temps pour que nous puissions faire connaissance. Rendez-vous fut pris sur le campo Santo Stefano pour un café. Elle m'avait fait comprendre que ce serait entre deux rendez-vous. Cela tombait bien, j'avais aussi d'autres engagements dans l'après-midi.
Le soleil brillait sur la ville. Nous nous sommes retrouvés aux pied du Cagalibri, sur le campo envahi par les jolies petites échoppes en bois fraîchement peintes en blanc du marché de Noël qui s'apprêtait. Une rencontre sans protocole ni chichis, entre passionnés de Venise, qui ne devait durer que le temps d'un café mais mais qui s'est poursuivie tout l'après-midi, caminando par les rues de la ville. Petit passage sur la Piazza où les étudiants recevaient leur diplôme en grand pompe puis vers Castello où la fondatrice de l'association Les Ailes de Venise avait rendez-vous avec le ferramento dont j'oublie toujours le nom, qui fournit en produits de nettoyage et peintures une autre association, vénitienne celle-là, Masegni e Nizioletti fondée par Alberto Alberti et Fabio Zambon.


Impossible de ne pas être sous le charme d'Isabelle. Son enthousiasme et sa détermination d'abord. Derrière un sourire plein de bienveillance et d'empathie, se cache un caractère trempé. L'action entreprise avec son association est évidente pour elle. Son amour pour Venise en est la source. Comme beaucoup d'entre nous, elle est tombée dans ce merveilleux puits sans fond qui nous rend complètement inconditionnel de la Sérénissime sans qu'on s'y soit attendu. Elle y a plongé avec joie et bonheur. Non, cela n'était pas dû à un quelconque retour de bâton, genre divorce ou rupture, pas d'échec professionnel (Isabelle Khana travaille pour une compagnie d'assurances). Aucun pathos ; ni fuite, ni échappatoire ; son combat pour Venise lui vient du cœur. Simplement. Mari et enfants la soutiennent tout en gardant une certaine distance pour cet engouement qui pourrait sembler démesuré à d'autres. Elle me confie que ses enfants sont amusés et fiers de voir leur maman dans la presse (article dans le Corriere della Sera, dans le Gazzettino...). Ils apprennent l'italien. Il n'y a pas de hasard.
Le combat est légitime, les moyens mis en œuvre conséquents : une association au joli nom, une pétition, et plein de projets comme autant de work in progress qu'il ne revient pas à TraMeZziniMag de dévoiler. Bref, cette jeune femme, rayonnante et solaire, a des ressources, elle déborde d'idées. Et puis, derrière sa réflexion, les stratégies qu'elle élabore, les objectifs qu'elle poursuit, il y a une belle âme. La regarder parler de sa famille, après avoir parlé de son amour pour Venise, puis de revenir à ce dernier, ne laisse pas de place au doute. Isabelle Khana est sincère et amoureuse. De la beauté, de l'art, de Venise mais pas comme une esthète, un pur esprit. Mère de famille, femme de son temps, elle sait bien que la beauté d'une ville, ses trésors et son histoire ne suffisent pas pour qu'elle passe l'épreuve du temps. Il lui faut la vie au quotidien, l'intendance et l'organisation d'une vie semblable à ce qui fait vivre tous les centres urbains du monde. Or, Isabelle l'a vite perçu, l'intendance ne suit pas vraiment à Venise. 

Manifestation à la Visconti l'autre jour à la Fenice pour protester contre la confiscation de l'immobilier du centre historique au profit d'hôtels et au détriment de l'habitat.


D'instinct, elle sait qu'il ne sert à rien de vouloir s'imposer. Les gros sabots ne remplaceront jamais les bottes et les cuissardes vénitiennes, même avec la meilleur volonté du monde. En se rapprochant des associations existantes à Venise qui défendent la survie de la ville, cherchent à freiner l'exode de ses habitants ( à peine un peu plus de 53.000 habitants aujourd'hui quand nous étions près de 90.000 il y a trente ans - et près de 200.000 avant la chute de la République !) à défaut d'assurer son repeuplement, Isabelle s'est faite le porte-drapeau de tous ceux qui partagent le combat des vénitiens : contre le moto ondoso, les Maxi Navi, la confiscation des espaces et bâtiments publics privatisés pour devenir d'énièmes hôtels de luxe, la disparition des commerces de proximité et le vandalisme (les tags et autres graffitis souillent la ville). Comment ne pas souscrire à son discours. On m'avait brossé le portrait d'une sorte d'aventurière là où je vois une passionaria (sans le côté désespéré et excessif qu'on associe trop souvent à ce terme). Rien de politique, aucun narcissisme exacerbé, aucune course à la médiatisation, bien au contraire. La dame s'en serait passée mais elle a vite compris combien cela pouvait devenir un atout et donner à ses projets une plus grande lisibilité. Si elle connait ses capacités, elle sait aussi ses limites. Elle ne cache ni ses faiblesses ni ses doutes : Isabelle Khana est modeste. En plus de ça, elle aime la poésie et elle se risque à me dire qu'elle écrit un peu. Pas assez à son gré et, toujours selon elle, rien qui ne mérite qu'on s'y attarde. Là, je ne l'ai pas crue.

Les membres de l'association Masegni e Nizioletti au travail du côté de San Bartoloméo en novembre dernier. ©
J'étais tellement pris par notre échange que je l'emmenai par un grand détour du côté de Rosa Salva à San Giovanni e Paolo au lieu de la conduire directement du côté de la Salizzada della Gatte où elle devait se rendre... Nous nous sommes quittés là, après un dernier sourire et un chaleureux au-revoir devant la devanture du marchand de couleurs, bien décidés à reparler de nos combats pour la Sérénissime.
Une amie italienne que je n'avais pas croisé depuis longtemps sortait d'une boutique voisine. Quand je lui expliquai ce que je faisais par là et avec qui, cette commère me lança : "Mon pauvre ami, tout cela sent le calcul et l'ambition. Pourquoi fait-elle tout cela sinon ?" Ah ! les bonnes langues bourgeoises... "Si cela lui donne des ailes et que ces ailes aident Venise à reprendre son envol, alors tant mieux !" ai-je répondu sans réfléchir, l''esprit rempli encore de tout ce dont nous avions échangé en chemin, Isabelle Khana et moi. J'avais loupé un rendez-vous, passé l'après-midi à arpenter les rues de Venise et la nuit allait tomber. Pourtant, je me sentais ravi. De cet échange imprévu.  Ravi aussi d'avoir cloué le bec à cette vénitienne presque jamais à Venise, qui n'a encore jamais relevé les manches de son manteau de vison pour aller effacer les graffitis qui enlaidissent les murs de la cité des doges! Le bref échange avec ma vieille amie revêche eut pour décor la calle où se trouve le Laboratorio autogestito Morion. Tout un symbole.

Comme les ailes des gabbiani qui ont inspiré le nom de son association... 




16 décembre 2017

Tanto sono sublimi e maestosi che nulla più...

On inaugurait hier une bien belle exposition du côté des Zattere. L'Accademia di Belle Arti lançait les célébrations du bicentenaire de la mort de Giacomo Quarenghi, l'architecte vénitien à l'origine de la splendeur de Saint Petersbourg, "La Didattica all'Accademia di Belle Arti di Venezia ai tempi di Giacomo Quarenghi". C'est au Magazzino del Sale n.3, du 15 décembre 2017 au 28 février 2018.

La classe d'architecture de l'Accademia di Belle Arti née en même temps que l'établissement, une des rares décisions sensées de Buonaparte quand il s'empara de Venise, aura dès sa création et jusqu'aux vingt premières années du XIXe siècle, une réputation internationale, car influencée - impulsée en jargon d'aujourd'hui - par les travaux de l'architecte bergamasque, un des piliers du mouvement palladien qui  devint l'architecte favori de la grande Catherine II à seulement trente ans et, par ses réalisations, il fit du style palladien l'architecture noble par excellence en Russie. Paul Ier le nomma architecte de la cour, et Alexandre fit lui aussi appel à son talent.

Quarenghi revint en Italie couvert de lauriers et d'honneurs. Il passa le reste de sa vie à diffuser les canons d'une architecture pleine de majesté et de grâce, imposante et sobre à la fois que l'on n'a jamais cessé d'admirer depuis. C'est à son talent que le monde doit la beauté de la ville des tsars miraculeusement échappée à la griffe iconoclaste des bolchéviques, avec Bordeaux et Versailles, le plus bel ensemble d'architecture classique du XVIIIe siècle au monde encore existant.



08 décembre 2017

Isabelle Khana déploie ses ailes pour Venise (1)


Il y a toujours beaucoup de bonheur à faire de nouvelles rencontres, surtout lorsqu'elles sont fortuites. Venise qui est un village offre souvent ce genre d'opportunités. On y croise des gens que le hasard nous permet de connaître alors qu'ailleurs dans le monde, nous n'aurions jamais connus...  

Il en fut ainsi très souvent pendant les années vénitiennes. Arrivé sans aucune recommandation, sans lien autre que ceux du sang et du cœur, livré pour la première fois à moi-même, je n'avais aucune attente particulière, pas d'ambition. Je ne fuyais rien. J'étais venu là où une voix intérieure m'avait suggéré d'aller.  A Venise, la ville des miens. Entre les mains de la Providence... J'ai déjà raconté dans ces colonnes et ailleurs ces belles rencontres dont certaines ont vraiment permis à ma vie de prendre un tour dont je n'avais même pas rêvé. Je ne suis plus le jeune homme timide et hésitant qui avançait pas à pas dans un épais brouillard. Ma vie est faite et pour l'essentiel j'ai laissé avec soulagement beaucoup de choses derrière moi. Rien à prouver, rien à régler, la disponibilité d'une page blanche. Rien n'a changé donc vraiment changé - la page demeure souvent trop longtemps blanche et la venue des mots laborieuse - et c'est peut-être cela qui facilite les rencontres qu'il m'est donné de vivre.

Il en a été ainsi avec Isabelle Khana. Quelques jours avant de l'appeler, j'avais eu le bonheur de croiser enfin deux de mes fidèles lecteurs, blogueurs eux aussi - et pas n'importe lesquels, puis qu'il s'agit des très sympathiques inventeurs du blog Hic sum, hic maneo plus connu des lecteurs de TraMeZziniMag comme le blog de kate et René. Les doutes et les interrogations qui sont mon lot depuis l'interview pour la RTS il y a deux ans, faisaient fondre sur moi des torrents de nostalgie qui paralysaient toute décision, toute action. Les questions innocentes de mon ami journaliste - il me faisait l'honneur de faire de mon expérience vénitienne le sujet de son reportage pour une grande radio francophone - m'ont vraiment interpelé. Je prenais chacune d'elles comme autant de flèches qui toutes m'atteignaient au cœur. Qu'avais-je fait de tout ce vécu ? Que restait-il finalement de ce lien fusionnel avec ma ville, qu'en avais-je fait qui puisse contribuer à sa défense ? Depuis le reportage, secoué par les nombreuses marques d'affection d'auditeurs et de lecteurs, j'ai appréhendé mes séjours sur tout un autre mode. 

Mon italianité portée depuis longtemps comme un oriflamme s'avérait avant tout aux couleurs de la Sérénissime et ceux de mon sang qui marchèrent avec Garibaldi le firent avec l'espoir que Venise redevienne la république libre et puissante qu'elle fut pendant plus de mille ans, au sein d'une Italie unie et fédérale. Avec mes mots et mon cœur, à mon niveau, avec mes modestes possibilités, je devais continuer de dire mon amour pour Venise, clamer cette passion et faire connaître les maux qui, aujourd'hui plus que jamais, risquent de la faire disparaître. J'avais longtemps évité les français de Venise. A quelques exceptions près, j'évitais ces happy few qui font que ma Venise, la cité des miens depuis toujours, semble de plus en plus souvent une ville française. Entendre parler ma langue maternelle partout dans les rues me hérissait au point que même avec mes propres enfants ou des amis en visite, dès que nous étions au milieu de vénitiens, je prenais l'accent pour qu'on ne me croit pas français. Prenant à Venise sans rien lui donner, je me sentais imposteur et voleur. Et repartir vers la France me rendait malheureux et triste mais soulagé. Je fuyais.

Aujourd'hui tout cela s'est apaisé. J'ai vieilli et je n'ai plus rien à prouver ; Rien en moi à défendre des autres dont l'opinion m'importe peu. Et je sais que, Dieu voulant, avec mes mots, je puis être un relais, un media et contribuer ainsi à alerter le monde de la situation de Venise, à faire bouger les choses...
D'aucuns préfèreraient que je me range à leur choix de dissuader toutes les velléités de voyage à Venise. "Non, non, ne venez pas à Venise, c'est devenu E.P.O.U.V.A.N.T.A.B.L.E ! N'y-allez surtout pas ! Passez votre chemin, malheureux !"... Nous le faisons tous déjà plus ou moins inconsciemment, en répandant ce que nous pouvons constater de négatif et de regrettable qui caractérise la ville aujourd'hui quand on l'a connu avec près de 100.000 habitants et un tourisme plus respectueux, soutenable. Mais de quel droit priverait-on le reste de l'humanité de la possibilité de venir sur la lagune et de prendre la mesure de ce fantastique univers qui s'offre aux visiteurs ? Partout ailleurs les mêmes interrogations divisent. Le label Unesco utilisé comme un support marketing par des villes du monde entier  en quête de nouvelles ressources, les incroyables facilités qui permettent de voyager désormais à moindre coût et de plus en plus vite, ouvrent à tous la possibilité de visiter le monde. Mais dans le forfait voyage personne n'a pensé inclure un mode d'emploi, un guide des usages et convenances. On continue d'envahir les lieux comme des conquérants et ce sont les vénitiens, qui finalement en font les frais, réduits à quelques 53.000 irréductibles, mais jusqu'à quand ?
à suivre.

26 novembre 2017

Tramezzinimag invité dans les pages de Vita Nova


La jeune revue littéraire en ligne, Vita Nova, dont le second numéro sera disponible le 27 novembre consacre son nouvel opus aux voyages littéraires. TraMeZzinimag y est à l'honneur avec la publication de la version intégrale du billet sur Goethe à Venise publié ici il y a quelques semaines. 

Nous vous recommandons chaleureusement la lecture du premier numéro et vous invitons à découvrir dès demain le deuxième, en cliquant sur le lien ICIMais qui sont-ils ces fous qui osent se lancer dans une telle aventure ? Voilà une introduction flamboyante publiée à l'occasion du lancement de la revue et qui ne pourra que vous mettre l'eau à la bouche, cari ragazzi : 

"Vita Nova n’est pas un blog, ni une chaine youtube, un compte instagram ou un profil facebook. Contre-emploi des flux, connexions à contre-temps. Ce n’est pas davantage un magazine culturel, le rapport d’une académie ou un acte de colloque universitaire. Contre-réforme des modernes, les anciens en contrepoint. Ce n’est pas un libelle doctrinal, ni une encyclique indifférente. Contre-courant libertaire et, par dessus le marché, contre-attaque spirituelle. À tout prendre, pour éviter contre-sens et contre-coeur, Vita Nova est une revue littéraire en ligne qui ne fait pas écran à l’écrit. Bien sûr, aucune revue littéraire n’est plus lue, Vita Nova observera le verdict sans discuter. De ce fait, elle sera libre de n’organiser aucune école, de ne pas critiquer les mauvais livres, de ne pas commenter l’actualité. À raison de trois numéros par an, Vita Nova s’occupera seulement de l’essentiel. Et maintenant que le plus grand nombre a fait demi-tour, voici l’heureuse nouvelle : l’effondrement est peut-être général mais la littérature tient le coup. Il suffit de se détacher des discours et des projets pour bénéficier du secret de ses happy few. Car, puisque le présent est assigné à une époque délétère, le passé occulté par les visions rétrogrades et le futur inimaginé autrement que spectaculaire, seule la littérature permet de penser à travers le temps et les êtres, les âmes et les corps, les idées et les arts, le haut et le bas, l’action et la contemplation, la vie, l’amour, la mort... Elle est le lieu où s'épanouissent les expériences intérieures, la formule qui renforce les singularités. C’est « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue » Autant dire que ce voyage dans la parole même se veut surtout Vita Nova."

Chronique de Venise en novembre : La Festa della Salute


Pour ma tante Randi, 
in memoriam.

Chaque 21 novembre depuis le XVIIe siècle, les vénitiens rendent un hommage solennel à la Vierge Marie, adorée spécialement en ce jour pour avoir mis fin à la terrible peste qui décima la population de la Sérénissime en 1630. Émouvante et joyeuse fête qui rassemble les vénitiens qui viennent en famille ou entre amis de l'aube à tard dans la nuit. Jeunes et vieux, croyants ou non, tous se rendent à la basilique de la Salute en empruntant le pont de bois qui enjambe le grand canal pour quelques jours. 

Tous vont vers la Madonna della Salute, la Mesopanditissa. Enchâssée dans le grand autel en marbre avec sa somptueuse sculpture de marbre réalisée par le sculpteur flamand Giusto le Court où la vierge apparaît tenant dans ses bras l'Enfant-roi, accompagnée d'un groupe d'anges qui chassent la peste sous le regard d'une femme en prière, allégorie de la ville de Venise invoquant l'intercession de Marie, l'icône, très aimée par les vénitiens, fait l'objet d'une grande vénération, depuis que le doge Morosini décida de l'exposer dans le sanctuaire en 1670 dont elle est depuis le symbole. 


Le pont de bateau, inauguré la veille par le cardinal Francesco Moraglia, patriarche de Venise et le maire Luigi Brugnaro, voit ainsi passer des dizaines de milliers de pèlerins qui portent avec eux un cierge que la plupart ramèneront chez eux pour protéger la santé de eux qu'ils aiment ou veiller à la guérison de leurs malades. L'usage est de les allumer autour du maître-autel où une messe est célébrée toutes les heures. La foule reste dense toute la journée. Les policiers, très nombreux depuis quelques années, en uniforme autour de la basilique ou en civil parmi les fidèles, veillent à maintenir la circulation. À certains moments, il y a tellement de monde, qu'ils doivent organiser un sens, brandissant des panneaux indiquant le sens autorisé ou interdit. Tout cela se fait dans la plus grande sérénité, paisiblement et joyeusement. Il s'agit vraiment d'un moment de fête, un de ces temps aimés quand on se retrouve volontairement entre parents ou amis.

Les touristes qui pour la plupart ne savent pas ce qui motive ce grand mouvement de foule semblent un peu hagards. Certains s'éloignent effrayés ou, comme le disait une dame en prenant le bras de son mari : "N'y allons pas. Laissons-les !". "Mais pourquoi donc ?" Répliqua l'homme. "Par pudeur." fut sa (jolie) réponse. Cette solennité n'a rien d'artificiel et, tout comme le Redentore, l'autre grande fête traditionnelle, rien ni personne ne l'a dénaturée. Traditionnel moment de festivité pour peuple aujourd'hui réduit en nombre mais qui resté attaché à ces traditions ancestrales. Toutes les générations s'y retrouvent dans un même entrain et une piété commune, joyeux témoignage que l'âme authentique de Venise coule encore dans les veines de son peuple. Moment de vie commune dans un monde qui se délite, où des forces implacables sont en mouvement qui poussent à l'uniformisation des usages et des goûts, grignotant inlassablement nos différences et nos libertés au nom du profit et de l'ambition de quelques uns. 

Voir les petits vénitiens tenant fièrement ces ballons gigantesques ballons qui flottent partout dans la foule et qui se régalent avec leurs parents de pommes d'amour rutilantes, de marrons grillés, de massepain et de nougat, entendre leurs rires, et plus revigorant encore, entendre tout ce peuple s'exprimer en dialecte, tous milieux sociaux et âges confondus, mais quel bonheur. Quelle joie. Quelle fierté aussi.
En rentrant chez moi, hier soir après la prière de clôture dite par le patriarche dans une basilique noire de monde, après être passé par la sacristie où autour du patriarche, prêtres, séminaristes et enfants de chœur quittaient leurs vêtements sacerdotaux au milieu des bénévoles qui vendaient images pieuses et chapelets, après m'être recueilli comme des centaines d'autres derrière le maître-autel, après avoir admiré les somptueuses noces de Cana du Tintoret et le groupe de saints autour de Saint Marc du Titien et ce Saint Sébastien de Basaiti qui vole haut sur l'une des parois de pierre blanche de la sacristie, deux des tableaux qui ont illuminé mes années d'étudiant à Venise, après avoir traversé le cloître du séminaire, c'est une immense paix que je ressentais. Les marchands de gourmandises et d'objets religieux rangeaient leurs marchandises, des groupes de passants se répandaient partout, tout résonnait de joie et de paix. Rare moment de grâce qu'on retrouve aussi à la Saint Martin quand les enfants se répandent dans les rues, le soir du Redentore quand flotte sur le Bacino di San Marco tout l'esprit festif des vénitiens... Mais aussi chaque jour après l'école à San Giacomo, à Santa Maria Formosa, ailleurs encore, et le soir pour la passeggiata à San Luca ou a pied de la statue de Goldoni et plus tard du côté de la Misericordia, la Movida estudiantine... En dépit des hordes de touristes, vivre à Venise est et demeure un bonheur.

02 novembre 2017

Ex-Libris : Le Livre du Mois (1)

L'idée est venue d'un courriel reçu il y a quelques semaines. Un jeune lecteur demandait une idée de livre sur Venise qui sorte de l'ordinaire. Sa grand-mère, passionnée par la Sérénissime mais rebelle aux médias modernes ne connaissant pas TraMeZziniMag, il cherchait à lui offrir un ouvrage qu'elle n'aurait pas encore dans sa bibliothèque et n'avait trouvé aucun conseil avisé de la part des vendeurs d'une grande librairie parisienne où il était allé s'informer. Il suggérait au passage la création d'une version papier du magazine en ligne. Ainsi est née l'idée de cette rubrique qui, s'en faire doublon, s'ajoute désormais aux Coups de Cœur, devenus assez rares mais qui retrouverons une présence régulière au sommaire, une fois la nouvelle maquette rodée et améliorée. 

Venise 
Jean-Paul Bota, David Hébert
Éditions des Vanneaux
coll. Les Carnets Nomades
2012

Ce n'est certes pas un ouvrage récent mais il est toujours disponible et c'est un petit bonheur que ce carnet joli comme tout réalisé à deux mains, celle du poète Jean-Paul Bota et celle du jeune illustrateur, David Hébert. C'est le premier opus d'une collection créée par la dynamique et inventive Cécile Odartchenko, qui est à l'origine de la maison d'édition Les Vanneaux, longtemps installée en Picardie et depuis quelques années en Aquitaine. A Bordeaux précisément où elle a ouvert Première Ligne, une librairie-galerie devenue en quelques années le passage obligé de nombreux écrivains et artistes contemporains. Les Vanneaux sont spécialisés dans la poésie on le sait. De merveilleux petits ouvrages où vibre toute la création littéraire contemporaine. A cela s'ajoute une revue tout simplement magnifique au titre éponyme que nous vous recommandons chaleureusement tant cet objet littéraire est beau, avec un contenu passionnant et une présentation élégantissime sans aucune prétention. Un bijou pour votre bibliothèque. La directrice déborde d'idées et son carnet d'adresse permet l'organisation de tas d'évènements culturels, toujours organisés autour des poètes de la Maison et d'artistes croisés sur son chemin. C'est ainsi que Cécile Odartchenko a accueilli Michel Butor déjà fatigué mais rayonnant et drôle. Un grand moment pour votre serviteur qui doit beaucoup à ce grand monsieur. Les lecteurs de TraMeZziniMag s'en souviendront, c'est la lecture de son ouvrage sur San Marco qui orienta mon destin vers Venise... 

Mais revenons au texte de Jean-Paul Bota. Chronique et journal de voyage, le poète nous livre le parfait contenu pour ce genre de petit livre, comme s'il s'agissait de son propre carnet de notes illustré par de charmants dessins à l'encre qui respirent l'électrique passion ressentie par leur inventeur. Rien de mièvre dans ces illustrations. Bien au contraire. Elles répandent sur l'ouvrage une musique qui sied bien au style de l'auteur. On peut juste regretter que dessins et textes se croisent peu puisque, c'est le principe de la collection, écriture et dessins disposent chacun de leur partie, carnet de notes et album. Parfois cependant un dessin s'est échappé et se faufilant sur une page où on ne l'attendait pas, il donne une autre coloration aux mots. D'autres volumes ont suivi, toujours illustrés par David Hébert (voir sur le catalogue des Vanneaux ICI)