11 octobre 2007

Petits itinéraires choisis pour un séjour entre amis (II)

Et si nous nous promenions ce soir dans Venise. Oh ! rien de bien précis, pas de but avoué si ce n'est le désir de retrouver cette atmosphère unique qui saisit le promeneur. Enfonçons-nous dans le ville comme on se fond dans un rêve, suivons au hasard un itinéraire qui s'impose devant nous. Allons donc au gré de notre rêverie, sur un des arias de l'Oratorio de Caldarà dont je vous parlais hier. 

La stazione. Les marches descendues, le premier contact absorbé par nos sens, mettons-nous en route. Non pas par la Lista di Spagna, mais par cette petite ruelle sur la gauche. Elle va nous mener dans un dédale de courettes et de venelles vers le fonds de Cannaregio, à la limite du monde moderne que représentent les alentours de la gare et les anciens bâtiments de l'Enel et de la Venise éternelle, celle du temps des doges : les abattoirs, les vieux palais décatis. Après maints détours, nous traverserons ce jardin public inconnu des touristes. Peu de monde, quelques vieillards, des enfants, des chats au milieu d'un parc arboré de presque un hectare, entre l'église des Scalzi et la Lista di Spagna. Un passage pour éviter cette rue grouillante qu'empruntent presque tous les touristes qui remontent vers le Rialto en passant par le campo San Geremia où se dresse le Palazzo Labia et le ponte dei Guglie. 

En sortant du jardin du palais Savorgnan, on arrive au bout du canal des Tre archi après être passé par un quartier neuf rempli de jardins très fleuris. C'est par là qu'autrefois on pénétrait en bateau dans Venise. De ruelle en ruelle, on débouche sur le parvis de San Giobbe, toujours vide et tranquille. 

Peut-être, si l'église est encore ouverte pourra-t-on voir cette jolie peinture de Gerolamo Savoldo représentant la crèche. Il y aussi ce monument très baroque de Claude Perrault à la mémoire de l'Ambassadeur du roi Louis XIV, Renaud Le Voyer de Paulmy d'Argenson, qui mourut à Venise, en 1651. Il faut savoir que l'Ambassade de France était située non loin de là, sur la Fondamenta de Cannaregio, somptueusement aménagée dans le Palais Surian-Bellotto où logèrent Montaigne et l'insupportable Jean-Jacques Rousseau qui ne comprit rien aux vénitiens ni à Venise. La pala de San Giobbe par Giovanni Bellini est une merveille. On la voit désormais, hélas, à l'Accademia.

De l'autre côté du canal (qui était le seul accès à Venise autrefois), avant le pont des Guglie, se trouve le ghetto. L'Alloggi Biasin a été mon premier logement d'étudiant. j'y tenais la réception en même temps qu'un gros garçon colombien et Gabriele Toniolo de Mogliano-Veneto, devenu un très bon ami et qui n'a jamais changé de métier puisqu'il est maintenant le gérant de l'Albergo Mignon, à Santi Apostoli. Mais toutes ces réminiscences de ma jeunesse, ça creuse. Une pâtisserie encore ouverte nous fournira quelques sucreries pour reprendre de l'énergie. 


Campo del ghetto, le pont de fer, la fondamenta de San Alvise, fondamenta delle Capucine. J'ai vécu là un an, (au 2993 Fondamenta Coletti précisément), dans un sympathique petit appartement entièrement couvert de lambris qui lui donnait un air de chalet de montagne. Les fenêtres donnaient sur le terrain de l'association sportive du quartier. J'y vivais avec un amour de petite chatte grise aux yeux verts qui se nommait Rosa. Mon plus proche voisin était un vieux pêcheur à la retraite qui passait ses journées sur une chaise sur la fondamenta. Il m'invitait parfois à partager son repas. Ses spaghettis aux clovisses et aux moules fraîches étaient un régal... Quel merveilleux quartier. Une Venise paisible et populaire se montre par ici. Tout est tranquille, serein. 


Remontons vers la Misericordia et le Casino des Esprits. Nous ferons un détour puisque le temps est beau : Madonna dell'Orto, Campo dell'Abazzia. Devant nous le grand bassin et au fond la lagune. L'air ici est toujours plus frais. La nuit plus sombre. Le casino des Esprits et son jardin restauré laissent à chaque fois une impression un peu sinistre. Est-ce les légendes que l'on raconte sur cette maison ou simplement la position géographique de ces lieux : on débouche ici sur le plein nord de la lagune et les vents s'engouffrent par la Sacca, soudain plus froids, plus vifs qu'ailleurs où l'espace étant plus restreint entre les immeubles, l'air parait plus chaud. C'est presque l'heure de dîner. Un apéritif dans ce petit bar chaleureux près du Campiello Priuli, calle de l'Ocà où le patron et le serveur écoutent un match à la radio en essuyant les verres pendant qu'une vieille dame écosse des haricots assise à une table. Vino bianco ou prosecco ? L'Osteria se remplit. Il y a toujours du monde le soir al Bomba. C'est bon, le vin est tiré directement des fûts. Saucisses et polenta, friture de poissons, légumes grillés, jambon. Un festin de roi. Avec un peu de chances, nous assisterons à un récital de vieilles chansons de gondoliers... 

Il fait complètement nuit quand nous ressortons. Peu de monde sur notre chemin, des jeunes gens qui se bousculent en riant, un vieux monsieur très élégant qui promène son petit chien. Nous voilà déjà du côté du campo Santa Maria Formosa. Le Café de l'horloge (un autre des lieux mythiques de ma jeunesse vénitienne) est en train de fermer. Un petit groupe bavarde bruyamment pendant que le serveur lave à grande eau le dallage. Au-dessus de nous les fenêtres du vainqueur de la bataille de Lépante qui décida du sort de l'Europe dont Venise fut garant, grâce à l'ingénieuse victoire de cet amiral patricien. Au fond le palais Ruzzini-Priuli, longtemps abandonné devenu un hôtel de luxe à la décoration intérieure très fashion. Sa façade (Renaissance tardive) a été repeinte en blanc. 

J'avais eu la chance de pouvoir y pénétrer il y a plus de vingt ans.  J'ai encore le souvenir de cette odeur incroyable qui semblait venir du lointain passé de la ville. Des tentures de soie brûlée par le soleil pendaient devant les hautes fenêtres aux volets entrouverts. Des plafonds peints à fresque s'écaillaient, de grands lustres de bronze brillaient dans des salles aux murs garnis de tableaux géants. Et puis ce silence mêlé à cette odeur persistante, une sorte de mélange de naphtaline, de poussière, d'humidité, de bois de santal et de cuir, de regrets aussi. Pendant tout la visite (il devait être cinq ou six heures du soir et nous étions en octobre) j'ai eu la sensation d'être observé, guetté, suivi. C'est idiot mais j'ai toujours pensé que ce palais était hanté... J'ai su depuis que le sang des Ruzzini coule dans mes veines...

Les photos sont de Jas et Jeanine (le Campiello) que je remercie vivement d'avoir bien voulu tolérer cet emprunt amical.

 _________ 

 6 Commentaires : 

venise86 a dit… 
Tu me mets au supplice... Cette Venise là que j'aime, si loin des visites organisées et baclées... Merci encore Lorenzo.. 
11 octobre, 2007 

 Jean-Claude a dit… 
Toujours fidèle à votre blog, évidemment, je viens vous soumettre cette vidéo pour évaluation/correction/amélioration : http://jc-courbon.com/JacopoDeBarbari.htm 
Il s'agit de la carte de Jacopo de Barbari que je récupère et recompose depuis http://www.tridente.it/venetie/map/map.htm. 
La première vidéo est sur Cannaregio, je souhaiterai faire tous les sestieri en suite (c'est un boulot de fou...) Avant de la mettre sur DailyMotion, mon compte YouTube ayant été supprimé parce que j'avais utilisé quelque part la chanson "Rum and Coca Cola" des Andrews Sisters !!! (voir http://iconesetclash.blogspot.com/2008/09/la-compote-de-rhubarbe-faon-jean-pierre.html ). 
Pas de mail pour vous écrire, je mets donc un commentaire à ce billet sur Cannaregio ! Merci d'avance de vos commentaires. Éventuellement de vos encouragements à continuer ! Amitiés.
JCC (jccourbon@gmail.com)
27 octobre, 2008 

ladivinecomedie a dit…
Quelle suite magnifique hors des sentiers battus et rebattus ! Dans l'église de San Giobbe je me souviens dans la Chapelle du magnifique plafond en faience vernissé aux couleurs surprenantes représentant les quatre évangélistes. Et non loin de là, de mon repas pantagruélique à la Trattoria dalla Marisa. 
31 décembre, 2009 

Thierry a dit… 
Oui...comme dit si bien Venise86...un supplice (de ne pas y être) mais un supplice divin...Quel style! 
31 décembre, 2009 

Anonyme a dit… 
René de Voyer de Paulmy d'Argenson (1596-1651). 
M.17 
31 décembre, 2009 

Lorenzo a dit… Argenson a été l'un de nos meilleurs ambassadeurs à Venise. Fort apprécié des vénitiens, ce qui était plutôt rare. Ah! la trattoria da Marisa ! Accueil sympathique, ambiance géniale et nourriture de qualité (on mange ce que le cuisinier a décidé de préparer et c'est toujours bon). Une des meilleures adresses de Canareggio, au 352b de la Fondamenta San Giobbe. A la bonne saison, on peut déjeuner dehors au bord de l'eau. Une adresse à préserver ! 
01 janvier, 2010

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